Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/328

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commencé (car nous estions tous deux hommes faicts : et luy plus de quelque année) elle n’auoit point à pefdre temps. Et n’auoit à se régler au patron des amitiez molles et régulières, ausquelles il faut tant de précautions de longue et preallable conuersation. Cette cy n’a point d’autre idée que d’elle mesme, et ne se peut rapporter qu’à soy. Ce n’est pas vue spéciale considération, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille : c’est ie ne sçay quelle quinte-essence de tout ce meslange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne : de faim, d’vne concurrence pareille. Ie dis perdre à la vérité, ne nous reseruant rien qui nous fust propre, ny qui fust ou sien ou mien.Quand Laelius en présence des Consuls Romains, lesquels après la condemnation de Tiberius Gracchus, poursuiuoient tous ceux qui auoient esté de son intelligence, vint à s’enquérir de Caius Blosius, qui estoit le principal de ses amis, combien il eust voulu faire pour luy, et qu’il eust respondu : Toutes choses. Comment toutes choses ? suiuit-il, et quoy, s’il t’eust commandé de mettre le feu en nos temples ? Il ne me l’eust iamais commandé, répliqua Blosius. Mais s’il l’eust fait ? adiousta Laelius : l’y eusse obey, respondit-il. S’il estoit si parfaictement amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n’auoit que faire d’offenser les Consuls par cette dernière et hardje confession : et ne se deuoit départir de l’asseurance qu’il auoit de la volonté de Gracchus. Mais toutesfois ceux qui accusent cette responce comme séditieuse, n’entendent pas bien ce mystère : et ne présupposent pas comme il est, qu’il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par cognoissance. Ils estoient plus amis que citoyens, plus amis qu’amis ou que ennemis de leur pais, qu’amis d’ambition et de trouble. S’estans parfaittement commis, l’vn à l’autre, ils tenoient parfaittement les renés de l’inclination l’vn de l’autre : et faictes guider cet harnois, par la vertu et conduittc de la raison (comme aussi est il du tout impossible de l’atteler sans cela) la responce de Blosius est telle, qu’elle deuoit estre. Si leurs actions se démanchèrent, ils n’esloient ny amis, selon ma mesure, l’vn de l’autre, nyamis à eux mesmes. Au demeurant cette response ne sonne non plus que feroit la mienne, à qui s’enquerroit à moy de cette façon : Si vosjtre volonté vous commandoit de tuer vostre fille, la tueriez vous ? et que ie l’accordasse : car cela ne porte aucun tesmoignage de consentement à ce faire : par ce que ie ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d’vn tel amy. !1 n’est pas en la puissance de tous les discours du monde, de me desloger de la certitude, que i’ay des intentions et iugemens du