Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/333

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rien leur appartenant qui se puisse diviser, ni attribuer en propre à l’un plutôt qu’à l’autre.

Si, dans cette amitié dont je parle, l’un pouvait donner à l’autre, ce serait le bienfaiteur qui serait l’obligé ; tous deux plaçant au-dessus de tout le bonheur d’obliger l’autre, celui qui en procure sujet et occasion à son ami est celui qui se montre le plus généreux, par cela qu’il lui donne la satisfaction de faire ce qui lui tient le plus au cœur. — Quand Diogène le philosophe avait besoin d’argent, il disait qu’il allait en réclamer à ses amis, et non pas qu’il allait leur en demander. — Pour traduire par un fait cet état d’âme, je vais en tirer un singulier exemple, tiré des anciens : Le corinthien Eudamidas avait deux amis, Charixène de Sicyone et Aréthée de Corinthe ; il était pauvre, ses amis étaient riches. Près de mourir, il rédigea ainsi son testament : « Je lègue à Aréthée de recueillir ma mère et de l’entretenir sa vieillesse durant, à Charixène de marier ma fille et de lui constituer une dot aussi élevée qu’il le pourra ; dans le cas où l’un des deux viendrait à manquer, j’attribue sa part à celui qui survivra. » Les premiers qui virent ce testament, s’en moquèrent ; mais les héritiers, prévenus, l’acceptèrent avec une satisfaction qui étonna. L’un d’eux, Charixène, étant mort cinq jours après, Aréthée, substitué à lui dans la part qui lui était échue, pourvut soigneusement a l’entretien de la mère ; son patrimoine s’élevait à cinq talents : il en donna deux et demi à sa propre fille qui était fille unique, et deux et demi en dot à la fille d’Eudamidas, et les maria toutes deux le même jour.

Aussi, dans l’amitié véritable, les deux amis ne s’appartenant plus, ce sentiment est exclusif et ils ne sauraient l’étendre à une tierce personne. — Cet exemple est on ne peut mieux approprié ; si une objection peut être faite, c’est le nombre des amis, parce qu’un sentiment, arrivé au degré de perfection que j’indique, ne se peut diviser. Chacun se donne si entièrement à son ami, qu’il ne reste rien en lui dont il puisse disposer pour d’autres ; au contraire, il est au regret de n’être pas double, triple, quadruple de lui-même, de n’avoir pas plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les mettre pareillement à son entière disposition. Les amitiés ordinaires se peuvent partager ; on peut aimer chez celui-ci sa beauté, chez cet autre son heureux caractère ; chez l’un sa libéralité, chez un autre la manière dont il s’acquitte de ses devoirs de père, chez celui-là son affection fraternelle, etc. ; mais cette amitié qui emplit notre âme et y règne en maître, il est impossible qu’elle se subdivise. Si nous avons deux amis, que tous deux réclament immédiatement notre secours, auquel courir ? S’ils nous demandent des services allant à l’encontre l’un de l’autre, lequel primera l’autre ? Si l’un nous recommande de garder le silence sur quelque chose qu’il importe à l’autre de connaître, quel parti prendre ? Avec un ami unique, qui occupe dans notre vie une place prépondérante, vous êtes délié de toutes autres obligations ; le secret que j’ai juré de ne communiquer à[1] nul autre, je puis sans

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