Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/337

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ments ferait défaut, et ainsi du reste. À l’exemple de celui qui, rencontré à califourchon sur un bâton jouant avec ses enfants, priait l’homme qui l’avait ainsi surpris de n’en rien dire avant que lui-même fût père, dans la pensée que les sentiments que cette qualité ferait naître en lui le rendraient plus apte à apprécier comme il convenait semblable enfantillage, je voudrais ne m’adresser ici qu’à des gens ayant ce dont je parle ; mais n’ignorant pas qu’une telle amitié est bien loin d’être d’usage commun, sachant combien elle est rare, je ne m’attends pas à rencontrer quelqu’un qui soit bon juge. Les ouvrages que l’antiquité elle-même nous a laissés sur ce sujet, me semblent bien pâles, comparés au sentiment que j’en éprouve et dont les effets outrepassent même les préceptes des philosophes : « Tant que j’aurai ma raison, je ne trouverai rien de comparable à un tendre ami (Horace). »

Regrets profonds qu’a laissés à Montaigne jusqu’à la fin de ses jours la perte de son ami. — Dans les temps anciens, Ménandre disait que celui-là pouvait s’estimer heureux, auquel avait seulement été donné de rencontrer l’ombre d’un ami ; et il était dans le vrai, même s’il avait goûté ce bonheur. Si, en effet, je compare le reste de ma vie qui, grâce à Dieu, m’a été douce, facile, exempte d’afflictions trop pénibles si j’en excepte la perte de mon ami, pleine de tranquillité d’esprit, m’étant contenté des avantages que je devais à la nature et à ma naissance sans en rechercher d’autres ; si je compare, dis-je, ma vie entière aux quatre années durant lesquelles il m’a été donné de jouir de la compagnie si douce de La Boétie et de sa société, elle n’est que fumée ; c’est une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour où je l’ai perdu, « Jour malheureux, mais que j’honorerai toujours, puisque telle a été la volonté des dieux (Virgile) », je ne fais que me traîner languissant ; les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret que j’ai de sa perte, car nous étions de moitié en tout, et il semble aujourd’hui que je lui dérobe sa part : « Aussi, ai-je décidé de ne plus participer à aucun plaisir, maintenant que je n’ai plus celui avec lequel je partageais tout (Térence). »

J’étais déjà si fait, si accoutumé à nous trouver deux partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi : « Puisqu’une mort prématurée m’a ravi cette meilleure partie de mon âme, qu’ai-je à faire de l’autre ? Un même jour a causé notre perte commune (Horace). » Je ne fais rien, je n’ai pas une seule pensée, que je ne trouve qu’il m’y fait défaut, comme certainement il eût, en pareil cas, trouvé lui-même que je lui eusse manqué ; car, s’il me surpassait à l’infini en mérites de tous genres et en vertu, il me distançait de même, quand il était question des devoirs de l’amitié : « Pourquoi avoir honte ? Pourquoi cesser de pleurer une tête si chère (Horace) » ? — « Ô mon frère, que je suis malheureux de t’avoir perdu ! Avec toi, ont péri d’un coup toutes nos joies et ce charme que ta douce amitié répandait sur ma vie. En mourant, frère, tu as brisé tout mon bonheur ; mon âme est descendue au tombeau avec la tienne. Depuis que