Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/381

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taines espèces de fruits qui y viennent sans culture, nous-mêmes reconnaissons une saveur, une délicatesse qui nous les font trouver excellents et rivaliser avec les nôtres ; il n’y a pas en effet de raison pour que l’art l’emporte sur les œuvres de la nature, notre grande et puissante mère ; nous avons tant surchargé, par nos inventions, la beauté et la richesse de ses ouvrages, qu’elles s’en trouvent complètement étouffées ; mais partout où elle est demeurée intacte et se montre telle, elle fait grande honte à nos vaines et frivoles entreprises : « Le lierre n’en vient que mieux sans culture, l’arbousier ne croît jamais plus beau que dans les antres solitaires et le chant des oiseaux, pour être naturel, n’en est que plus doux (Properce). » Tous nos efforts ne sauraient parvenir à reproduire le nid du moindre petit oiseau, avec sa contexture, sa beauté, ni faire qu’il soit aussi propre à l’usage auquel il est destiné ; et pas davantage construire la toile dune misérable araignée. Toute chose, dit Platon, est un produit soit de la nature, soit du hasard, soit de l’art ; les plus grandes et les plus belles sont dues à l’une ou à l’autre de ces deux premières causes ; les moindres et celles qui sont imparfaites naissent de la dernière.

Ces nations me semblent donc ne mériter cette appellation de « barbares », que pour n’avoir été que peu modifiées par l’ingérence de l’esprit humain et n’avoir encore presque rien perdu de la simplicité des temps primitifs. Les lois de la nature, non encore perverties par l’immixtion des nôtres, les régissent encore et s’y sont maintenues si pures, qu’il me prend parfois de regretter qu’elles ne soient pas venues plus tôt à notre connaissance, au temps où il y avait des hommes plus à même que nous d’en juger. Je regrette que Lycurgue et Platon ne les aient pas connues, parce qu’il me semble que ce que nous voyons se pratiquer chez ces peuples, dépasse non seulement toutes les magnifiques descriptions que la poésie nous fait de l’âge d’or et tout ce qu’elle a imaginé comme pouvant réaliser le bonheur parfait sur cette terre, mais encore les conceptions et les désirs de la philosophie à cet égard. On ne pourrait concevoir la simplicité naturelle poussée à ce degré que nous constatons cependant, ni croire que la société puisse subsister avec si peu de ces moyens factices que l’homme y a introduits. C’est une nation, dirais-je à Platon, où il n’y a ni commerce de quelque nature que ce soit, ni littérature, ni sciences mathématiques ; où le magistrat n’est pas même connu de nom ; où il n’existe ni hiérarchie politique, ni domesticité, ni riches, ni pauvres ; les contrats, les successions, les partages y sont inconnus ; en fait de travail, on ne connaît que l’oisiveté ; le respect qu’on porte aux parents est celui qu’on a pour tout le monde ; les vêtements, l’agriculture, la mise en œuvre des métaux y sont inconnus ; il n’y est fait usage ni de vin, ni de blé ; les mots mêmes qui expriment le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la médisance, le pardon, ne s’y font qu’exceptionnellement entendre. Combien sa République, telle qu’il la concevait, lui paraîtrait éloignée d’une telle