Aller au contenu

Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/383

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

perfection ! « Voilà des hommes qui sortent de la main des dieux (Sénèque). » « Telles furent les premières lois de la nature (Virgile) ! »

Description d’une des contrées du nouveau continent ; manière de vivre de ses habitants, leurs demeures, leur nourriture, leurs danses, leurs prêtres, leur morale. — Le pays qu’ils habitent est, au surplus, très agréable ; le climat y est tempéré au point que, suivant le dire de mes témoins, il est rare d’y voir un malade ; ils m’ont même assuré n’avoir jamais aperçu personne affligé de tremblement nerveux, de maladie d’yeux, ayant perdu les dents ou voûté par l’âge. La contrée s’étend le long de la mer et est limitée du côté des terres par de hautes et grandes montagnes, qui en sont distantes d’environ cent lieues, ce qui représente la profondeur de leur territoire. — Ils ont en abondance le poisson et la viande, qui sont sans ressemblance avec les nôtres ; pour les manger, ils se bornent à les faire griller. — Celui qui le premier leur apparut sur un cheval, leur inspira un tel effroi que, bien qu’ils eussent été en rapport avec lui dans plusieurs autres voyages, ils le tuèrent à coups de flèches et ne le reconnurent qu’après. — Leurs habitations se composent de longues cases, pouvant recevoir deux ou trois cents personnes, formées d’écorces de grands arbres qui posent à terre par un bout, l’autre composant le faîte en s’arc-boutant les uns contre les autres et se soutenant mutuellement comme dans certaines de nos granges dont la couverture descend jusqu’au sol et ferme les côtés. — Ils ont des bois si durs, qu’ils en fabriquent des épées et des grils pour rôtir leurs viandes. — Leurs lits, formés de filets de coton, sont suspendus à la toiture, comme sur nos navires ; chacun a le sien, les femmes couchant à part des maris. — Ils se lèvent avec le soleil ; mangent dès qu’ils sont levés et pour toute la journée, ne faisant pas d’autre repas. À ce moment ils ne boivent pas, agissant en cela comme dit Suidas de quelques autres peuples qui ne boivent pas en mangeant ; en dehors de leur repas, ils se désaltèrent dans le courant de la journée autant qu’ils le veulent. Leur boisson est extraite d’une racine particulière ; elle a la couleur de nos vins clairets, ils ne la boivent que tiède ; elle ne se conserve que deux ou trois jours, a un goût un peu piquant et ne pétille pas ; elle est digestive, laxative pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, très agréable pour qui y est fait. — Au lieu de pain, ils consomment une certaine substance blanche, ressemblant à de la coriandre confite ; j’en ai goûté, c’est doux et un peu fade. — Ils passent toute la journée à danser ; les plus jeunes vont à la chasse du gros gibier, contre lequel ils ne font usage que d’arcs ; pendant ce temps, une partie des femmes s’amuse à préparer la boisson, ce qui est la principale de leurs occupations.

Chaque matin, avant qu’ils ne se mettent à manger, un de leurs vieillards, circulant d’un bout à l’autre de la case qui a bien une centaine de pas de long, va, jusqu’à ce qu’il en ait achevé le tour, prêchant ceux qui l’occupent, répétant sans cesse les mêmes exhortations qui portent exclusivement sur deux points : la vaillance