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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/385

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contre leurs ennemis et l’amitié pour leurs femmes : et ils ne manquent jamais, en leur rappelant cette dernière obligation, de terminer par ce refrain, que ce sont elles qui leur préparent leur boisson et la maintiennent tiède. — On peut voir chez quelques personnes, entre autres chez moi, des spécimens de leurs lits, de leurs cordes, de leurs épées, de bracelets en bois dont ils se servent pour se garantir les poignets au combat et de grandes cannes creuses fermées à l’une de leurs extrémités, dont ils tirent des sons pour marquer la cadence dans leurs danses. — Ils sont rasés de partout et de beaucoup plus près que nous, et ne se servent à cet effet que de rasoirs en bois ou en pierre. — Ils croient à l’immortalité de l’âme : celles qui ont bien mérité des dieux, habitent le ciel du côté où le soleil se lève ; celles qui sont maudites, habitent à l’Occident.

Ils ont je ne sais quelle sorte de prêtres ou prophètes qui se montrent très rarement et demeurent dans les montagnes. Quand ils viennent, c’est l’occasion d’une grande fête et d’une assemblée solennelle, pour lesquelles plusieurs villages se réunissent ; chaque case dont j’ai donné la description forme un village ; ils sont distants les uns des autres d’environ une lieue de France. Le prophète parle en public, exhorte à la vertu et au devoir ; sa morale se réduit aux deux mêmes points : être brave à la guerre, affectueux pour leurs femmes. Il prédit aussi l’avenir et ce qu’ils ont à espérer des entreprises qu’ils conçoivent ; il les incite à la guerre ou les en détourne ; mais il lui importe de deviner juste, car s’il arrive autrement que ce qu’il leur a prédit et qu’ils parviennent à l’attraper, il est condamné comme faux prophète et mis en pièces ; aussi ne revoit-on plus celui qui une fois a fait erreur. — La divination est un don de Dieu, et en abuser est une imposture qui mérite d’être punie. Chez les Scythes, entre autres, quand les devins s’étaient trompés dans leurs prévisions, on les jetait les fers aux pieds et aux mains sur une carriole pleine de bruyères, traînée par des bœufs, et on y mettait le feu. Ceux qui ont charge de diriger les choses commises à la sagacité humaine sont excusables de recourir à tous les moyens en leur pouvoir ; mais les autres, qui nous trompent en se donnant comme possédés d’une faculté extraordinaire en dehors de ce que nous pouvons connaître, ne doivent-ils pas être punis de leur téméraire imposture, s’ils ne tiennent pas ce qu’ils ont promis ?

Comment ils font la guerre ; pourquoi ils tuent et mangent leurs prisonniers ; en quoi ils sont, en cela même, moins barbares que nous en certains de nos actes. — Ces peuples font la guerre aux nations qui sont au delà de leurs montagnes, plus avant en terre ferme. Ils y vont complètement nus, n’ayant pour armes que des arcs et des épées de bois dont l’extrémité se termine en pointe à la façon du fer de nos épieux. C’est merveilleux la fermeté qu’ils déploient dans les combats qui se terminent toujours par l’effusion du sang et la mort, la fuite et la