Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/411

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faire connaître, puissent se rendre et où ils trouveraient un employé préposé à cet effet, qui aurait charge d’enregistrer leur affaire, dans la forme ci-après par exemple : « Un tel cherche à vendre des perles ; — un tel cherche des perles qui soient à vendre ; — un tel voudrait trouver compagnie pour aller à Paris ; — un tel, un domestique dans telles conditions ; — un tel voudrait se placer ; — tel demande un ouvrier ; — tel demande ceci, tel autre demande cela », chacun suivant ce dont il aurait besoin. Il semble que ce moyen de nous avertir les uns les autres, serait d’une très grande commodité pour le public ; car à tous moments il y a des besoins qui demandent satisfaction ; et, faute de se trouver au courant des offres et des demandes, il y a des gens qui sont dans un extrême embarras.

J’éprouve une grande honte pour notre siècle, quand j’entends dire que, de notre temps, deux hommes de très grand savoir : Lilius Gregorius Giraldi en Italie, et Sébastien Chasteillon en Allemagne, sont morts de misère ne mangeant pas à leur faim. J’estime qu’un millier de personnes, si elles avaient connu leur détresse, ou les eussent secourus sur place, ou les eussent mandés près d’elles en leur faisant de très avantageuses conditions. Le monde n’est pas si généralement corrompu, que je ne connaisse des hommes qui seraient très heureux de pouvoir employer les ressources de leur patrimoine, durant le temps qu’il plaît à la fortune de leur en laisser la jouissance, à mettre à l’abri du besoin les personnages hors ligne, qui se sont distingués sous quelque rapport que ce soit, que le malheur réduit parfois à la dernière extrémité, et qui les mettraient pour le moins en tel état, qu’à moins de n’être pas raisonnables, ils seraient certainement contents.

Intérêt que présenterait également la tenue, dans chaque famille, d’un livre où seraient consignés, jour par jour, les petits événements qui l’intéressent. — Dans la tenue de sa maison, mon père avait une habitude d’ordre intérieur que je loue fort, mais que je n’ai pas su imiter. Outre le registre des transactions journalières où s’inscrivent les menus comptes, paiements, marchés, dans lesquels n’intervient pas le notaire, registre que tenait notre homme d’affaires, il voulait que son secrétaire tînt un journal de tous les événements tant soit peu marquants et, jour par jour, de tous renseignements qui pouvaient servir à l’histoire de sa famille ; ce qui constitue un document très curieux, quand le temps commence à effacer le souvenir des faits, et nous est souvent fort utile pour nous tirer d’embarras. On y trouve : « Quand a été commencé tel travail ; à quelle époque il a pris fin ; — quelles personnes, avec quelles suites, sont venues nous voir ; la durée de leurs séjours ; — nos voyages, nos absences ; les mariages, les morts, les bonnes et mauvaises nouvelles ; les changements survenus parmi nos principaux serviteurs ; etc. » Usage ancien qui permet à chacun de revivre son passé ; je trouve bon de le rappeler et suis bien sot de ne pas l’avoir continué.