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TRADUCTION. — LIV. I, CH. I.

souhaites, Bétis ; sois certain qu’avant, il te faudra souffrir les plus cruels tourments qui se puissent imaginer contre un captif. » À cette menace, Bétis ne répondant rien et, au plus grand calme, joignant une attitude hautaine et pleine de défi, Alexandre, devant ce silence fier et obstiné, s’écria : « A-t-il seulement fléchi le genou ! s’est-il laissé aller à quelques supplications ! ah vraiment, je vaincrai ce mutisme ; et si je ne puis lui arracher une parole, j’arriverai bien à lui arracher quelque gémissement. » Et, passant de la colère à la rage, il lui fit percer les talons et, encore plein de vie, attacher à l’arrière d’un char et traîner ainsi jusqu’à ce que, mis en pièces, les membres rompus, il rendit le dernier soupir. Quel peut avoir été le mobile de tant de cruauté chez Alexandre ? Serait-ce qu’à lui-même, courageux au delà de toute expression, cette vertu semblait tellement naturelle, que non seulement elle ne le transportait pas d’admiration, mais encore qu’il en faisait peu de cas ; ou bien que, la considérant comme son apanage exclusif, il ne pouvait la supporter à un aussi haut degré chez les autres, sans en être jaloux ; ou enfin, est-ce qu’il était hors d’état de se modérer dans ses transports de colère ? — Certainement, s’il eût été capable de se maîtriser, il est à croire que lors de la prise et du sac de Thèbes, il se fût contenu à la vue de tant de vaillants guerriers, dont la résistance était désorganisée et qui furent passés au fil de l’épée ; car il en périt bien ainsi six mille, dont pas un ne fut vu cherchant à prendre la fuite ou demandant merci ; bien au contraire, ils allaient de ci, de là, à travers les rues, affrontant les vainqueurs, les provoquant à leur donner la mort dans des conditions honorables. On n’en vit aucun, si criblé qu’il fût de blessures, qui, jusqu’à son dernier soupir, n’essayât encore de se venger ; dans leur désespoir, ils faisaient arme de tout, se consolant de leur propre mort par celle de quelqu’un de leurs ennemis. Ce courage malheureux n’éveilla cependant chez Alexandre aucune pitié ; tout un long jour de carnage ne suffit pas pour assouvir sa vengeance ; le massacre ne prit fin que lorsque les victimes firent défaut ; seules, les personnes hors d’état de porter les armes, vieillards, femmes et enfants, furent épargnés, et, au nombre de trente mille, réduits en esclavage.

CHAPITRE II.

De la tristesse.

La tristesse est une disposition d’esprit des plus déplaisantes. — La tristesse est une disposition d’esprit dont je suis à peu près exempt ; je ne l’aime, ni ne l’estime ; bien qu’assez généralement, comme de parti pris, on l’ait en certaine considération et qu’on en pare la sagesse, la vertu, la conscience, c’est un sot et vi-