Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/430

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Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer vn corps, nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu’il auoit commis d’vne si meure et généreuse délibération, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frère. L’vne partie de son deuoir est iouée, laissons luy en iouer l’autre.

CHAPITRE XXXVIII.

De la solitude.


Laissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l’actiue. Et quant à ce beau mol, dequoy se couure l’ambition et l’auarice, Que nous ne sommes pas naiz pour nostre particulier, ains pour le publicq ; rapportons nous en hardiment à ceux qui sont en la danse ; et qu’ils se battent la conscience, si au contraire, les estais, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche plustost, pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauuais moyens par où on s’y pousse en nostre siècle, montrent bien que la fin n’en vaut gueres. Respondons à l’ambition que c’est elle mesme qui nous donne goust de la solitude. Car que fuit elle tant que la société ? que cherche elle tant que ses coudées franches ? Il y a dequoy bien et mal faire par tout. Toutesfois si le mot de Bias est vray, que la pire part c’est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclésiastique, que de mille il n’en est pas vn bon :

Rari quippe boni : numero vix sunt totidem quot
Thebarum portæ, vel diuitis ostia Nili :


la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux ; et de leur ressembler, par ce qu’ils sont beaucoup, et d’en haïr beaucoup par ce qu’ils sont dissemblables. Et les marchands, qui vont en mer, ont raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme vaisseau, ne soyent dissolus, blasphémateurs, meschans : estimants telle société infortunée. Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui passoient