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TRADUCTION. — LIV. I, CH. II.

nous en pouvons supporter. Et, en effet, un chagrin excessif, pour être tel, doit stupéfier l’âme au point de lui enlever toute sa liberté d’action, ainsi qu’il arrive, au premier moment, sous le coup d’une très mauvaise nouvelle : nous sommes saisis d’étonnement, pénétrés d’effroi ou d’affliction et comme perclus en tous nos mouvements, jusqu’à ce qu’à cette prostration, succède la détente ; alors les larmes et les plaintes se font jour, l’âme semble se dégager de son étreinte, renaître et peu à peu être plus au large et rentrer en possession d’elle-même : « C’est avec peine qu’enfin il recouvre la voix et peut exprimer sa douleur (Virgile). »

Pendant la guerre, autour de Bude, du roi Ferdinand contre la veuve du roi Jean de Hongrie, un homme d’armes se fit particulièrement remarquer dans un des combats qui se livrèrent, par sa valeur absolument hors ligne. Nul ne l’avait reconnu, et chacun le louait à qui mieux mieux et le plaignait, car il avait succombé ; mais personne plus qu’un certain de Raïsciac, seigneur allemand, réellement enthousiasmé d’un courage aussi rare. Son corps ayant été rapporté, de Raïsciac s’approcha comme tout le monde, pour voir qui il était ; et lorsqu’on l’eut débarrassé de son armure, il reconnut son fils. L’émotion des assistants s’en accrut d’autant ; de Raïsciac, seul, demeura impassible ; sans mot dire, sans un cillement d’yeux, debout, contemplant fixement ce corps, jusqu’à ce que la violence de son chagrin atteignant le principe même de la vie, il tomba raide mort.

« Qui peut dire à quel point il brûle, ne brûle que d’un petit feu (Pétrarque) », disent les amoureux qui veulent exprimer une passion qu’ils ne peuvent plus contenir : « Misérable que je suis ! l’amour trouble mes sens. À ta vue, ô Lesbie, je suis hors de moi ; il est au-dessus de mes forces de parler ; ma langue s’embarrasse, une flamme subtile court dans mes veines, mes oreilles résonnent de mille bruits confus et le voile de la nuit s’étend sur mes yeux (Catulle). » Aussi, n’est-ce pas au plus fort de nos transports, quand notre sang bouillonne dans nos veines, que nous sommes le plus à même de trouver des accents qui apitoyent et qui persuadent ; dans ces moments, l’âme est trop absorbée dans ses pensées, le corps trop abattu et languissant d’amour ; de là parfois, l’impuissance inattendue en laquelle tombent, si hors de propos, les amoureux que paralyse leur ardeur extrême, au siège même de la jouissance. Toute passion qui se raisonne, qui se peut goûter et savourer avec calme, mérite à peine ce nom ; « Les soucis légers sont loquaces, les grandes passions sont silencieuses (Sénèque). »

Saisissement causé par la joie, la honte, etc. — La surprise d’un plaisir inespéré nous cause un saisissement semblable : « Dès qu’elle me voit venir, dès qu’elle aperçoit de tous côtés les armes troyennes, hors d’elle-même, frappée comme d’une vision effrayante, elle demeure immobile ; son sang se glace, elle tombe et ce n’est que longtemps après, qu’elle peut enfin parler (Virgile). » Outre cette Romaine qui mourut de joie en voyant son fils échappé à la déroute