Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/483

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dernières années de sa vie, une cuirasse sous un habit de religieux. — Foulques, comte d’Anjou, alla jusqu’à Jérusalem, pour là, la corde au cou, se faire fouetter par deux de ses valets devant le sépulcre de Notre-Seigneur. — Ne voit-on pas chaque année, le vendredi saint, en divers lieux, nombre d’hommes, et de femmes se flagellant eux-mêmes, au point de se déchirer la peau et mettre les os à nu, spectacle dont j’ai été souvent témoin et qui ne m’a jamais séduit. Ces gens vont masqués et il en est, dit-on, parmi eux, qui se livrent à ces pratiques moyennant argent, comme œuvre pie pour le salut d’autrui ; ils font preuve d’un mépris de la douleur d’autant plus grand, que le fanatisme religieux est un stimulant autrement puissant que l’avarice.

Q. Maximus enterra son fils, personnage consulaire ; M. Caton enterra le sien, préteur désigné ; L. Paulus, les deux siens à peu de jours d’intervalle, sans que leurs visages reflétassent la moindre émotion, sans que rien témoignât de leur deuil. — Un jour, je disais de quelqu’un, en plaisantant, qu’il avait frustré la justice divine ; il avait, en un même jour, par un cruel coup du sort, comme on peut le croire, perdu de mort violente trois enfants déjà grands : peu s’en fallut qu’il ne considérât cet accident comme une faveur et une gratification particulières de la Providence. — Je ne suis pas pour ces sentiments hors nature ; j’ai perdu deux ou trois enfants qui, il est vrai, étaient encore en nourrice ; si je n’en ai pas été au comble de la douleur, ce n’a toujours pas été sans en éprouver du regret ; c’est du reste l’un des malheurs auxquels l’homme est le plus sensible. Il existe bien d’autres causes d’affliction qui se produisent communément et qui ne me toucheraient guère, si elles m’atteignaient. J’en ai méprisé qui me sont survenues, de celles que le monde considère tellement comme devant nous affecter profondément, que je n’oserais, sans rougir, me vanter en public de mon indifférence : « D’où l’on peut voir que l’affliction n’est pas un effet de la nature, mais de l’opinion (Cicéron). »

L’opinion est en effet une puissance qui ose tout et ne garde aucune mesure. Qui rechercha jamais la sécurité et le repos avec plus d’avidité qu’Alexandre et César n’en mirent à rechercher l’inquiétude et les difficultés ? — Terez, père de Sitalcez, disait souvent que lorsqu’il ne faisait pas la guerre, il lui semblait qu’il n’y avait pas de différence entre lui et son palefrenier. — Étant consul, Caton, pour assurer la soumission de certaines villes en Espagne, interdit à leurs habitants de porter des armes ; à la suite de cette défense, un grand nombre se tuèrent : « Nation féroce qui ne croyait pas qu’on pût vivre sans combattre (Tite Live). » — Combien en savons-nous qui ont renoncé aux douceurs d’une vie tranquille, chez eux, au milieu de leurs amis et connaissances, pour aller vivre dans d’horribles déserts inhabitables ; d’autres, qui ont adopté un genre de vie abject, dégradant, où ils affichent le mépris du monde et affectent de s’y complaire. Le cardinal Borromée, qui est mort dernièrement à Milan, auquel sa noblesse, son immense fortune, le