Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/485

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climat de l’Italie, sa jeunesse permettaient de se donner tant de jouissances, vécut constamment avec tant d’austérité que la même robe lui servait en hiver comme en été ; il ne couchait que sur la paille ; et les heures que les devoirs de sa charge lui laissaient libres, il les passait à genoux, étudiant continuellement, ayant près de son livre un peu d’eau et de pain : c’était tout ce dont se composaient ses repas et tout le temps qu’il y donnait.

J’en sais qui, en parfaite connaissance de cause, ont tiré profit et avancement de l’infidélité de leurs femmes, dont l’idée seule est, pour tant de gens, un sujet d’effroi.

Si la vue n’est pas le plus nécessaire de nos sens, c’est du moins celui auquel nous devons le plus d’agrément ; et de tous nos organes, ceux qui concourent à la génération semblent être les plus utiles et ceux qui nous procurent le plus de plaisir ; certaines gens cependant leur en veulent mortellement, uniquement en raison de ces satisfactions ineffables que nous leur devons, et ils les sacrifient par cela même qu’ils ont plus de prix. C’est probablement un raisonnement analogue que se tint celui qui se creva volontairement les yeux.

Est-ce un bien ou non d’avoir beaucoup d’enfants ? — Le commun des hommes, et en particulier ceux dont les idées sont les plus saines, considèrent comme un grand bonheur d’avoir de nombreux enfants ; moi et quelques autres estimons que le bonheur est de n’en avoir pas ; je me range en cela à l’avis de Thalès, auquel on demandait pourquoi il ne se mariait pas et qui répondit : « Je ne tiens pas à laisser de rejetons après moi. »

L’opinion que nous en avons fait seule le prix des choses. — L’opinion que nous en avons fait seule le prix des choses. Cela se voit par le grand nombre de celles que nous n’examinons même pas pour nous rendre compte de ce qu’elles valent ; c’est nous, et non elles, que nous examinons. Nous ne considérons ni leurs qualités, ni leur utilité, mais seulement ce qu’elles nous coûtent pour nous les procurer, comme si ce que nous en donnons était partie intégrante d’elles-mêmes ; et la valeur que nous leur attribuons se mesure non aux services qu’elles peuvent rendre, mais à ce que nous avons donné pour les avoir. Cela me porte à trouver que nous en usons d’une bien singulière façon ; nous ne prisons chaque chose qu’autant qu’elle nous a coûté cher et en proportion de ce qu’elle coûte ; jamais non plus nous ne laissons tomber en discrédit ce à quoi nous attachons de la valeur : c’est son prix d’achat qui fait la valeur du diamant ; la vertu s’apprécie par les difficultés à surmonter pour y atteindre ; notre dévotion se mesure aux rigueurs que nous nous imposons ; nous jugeons d’un médicament par l’amertume qu’il nous cause. Il en est qui pour arriver à la pauvreté jettent leurs écus dans cette même mer que tant d’autres fouillent de toutes parts pour y trouver la richesse. — Épicure a dit : « Être riche, ce n’est pas être soulagé de nos préoccupations, mais seulement les échanger contre d’autres », et, en