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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/49

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TRADUCTION. — LIV. I, CH. II.

de Cannes ; Sophocle et Denys le tyran qui, également, trépassèrent d’aise en recevant une heureuse nouvelle ; Thalna qui, de même, mourut en Corse à l’annonce des honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés ; n’avons-nous pas vu, en ce siècle, le pape Léon X, apprenant la prise de Milan, qu’il avait ardemment désirée, en éprouver un tel excès de joie, que la fièvre le prit et qu’il en mourut. Un témoignage encore plus probant de la faiblesse humaine, relevé par les anciens : Diodore le dialecticien s’étant, en son école et en public, trouvé à court pour développer un argument qu’on lui avait posé, en ressentit une telle honte, qu’il en mourut du coup. Pour moi, je suis peu prédisposé à ces violentes passions ; par nature, je ne m’émeus pas aisément ; et je me raisonne tous les jours, pour m’affirmer davantage en cette disposition.




CHAPITRE III.


Nous prolongeons nos affections et nos haines
au delà de notre propre durée.


L’homme se préoccupe trop de l’avenir. — Ceux qui reprochent aux hommes de toujours aller se préoccupant des choses futures, et nous engagent à jouir des biens présents et à nous en contenter, observant que nous n’avons pas prise sur ce qui est à venir, que nous en avons même moins que sur ce qui est passé, s’attaquent à la plus répandue des erreurs humaines ; si on peut appeler erreur, un penchant qui, bien que nous y soyons convié par la nature elle-même, en vue de la continuation de son œuvre, fausse, comme tant d’autres choses, notre imagination, chez laquelle l’action est un besoin, alors même que nous ne savons pas où cela nous mène. Nous ne sommes jamais en nous, nous sommes toujours au delà ; la crainte, le désir, l’espérance nous relancent constamment vers l’avenir, nous dérobant le sentiment et l’examen de ce qui est, pour nous amuser de ce qui sera ; bien qu’à ce moment nous ne serons plus : « Tout esprit inquiet de l’avenir, est malheureux (Sénèque). »

Son premier devoir est de chercher à se bien connaître. — « Fais ce pourquoi tu es fait et connais-toi toi-même », est un grand précepte souvent cité dans Platon. Chacun des deux membres de cette proposition, pris séparément, nous trace notre devoir dans son entier, l’un complète l’autre. Qui s’appliquerait à faire ce pourquoi il est fait, s’apercevrait qu’il lui faut tout d’abord acquérir cette connaissance de lui-même et de ce à quoi il est propre ; et celui qui se connaît, ne fait pas erreur sur ce dont il est capable ; il s’aime, et tendant avant tout à améliorer sa condition, il écarte les occupations superflues, les pensées et les projets inutiles. De