Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/513

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soit, pour un roi, plus commode et mieux porté d’être servi par quelqu’un qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casal, ou défendu Sienne, que par un bon valet de chambre, connaissant bien son service. — Les avantages des princes ne sont guère qu’imaginaires ; chaque échelon social a en quelque sorte ses princes. César appelle des roitelets tous les seigneurs qui, en Gaule, de son temps, avaient droit de rendre la justice.

La vie d’un seigneur retiré dans ses terres, loin de la cour, est bien préférable. — Pour dire vrai, sauf l’appellation de « Sire », on va bien loin aujourd’hui dans l’imitation de la manière d’être et de faire de nos rois ; voyez dans les provinces éloignées de la cour, en Bretagne par exemple, un seigneur vivant dans son fief et y résidant : son train de maison, ses rapports avec ses sujets, les officiers qui l’assistent, le genre de vie qu’il mène, le service auquel chacun est astreint autour de lui, le cérémonial dont il s’entoure, sa vie intime au milieu de ses serviteurs, voire même les idées qui le hantent, il n’est rien de plus royal. Il entend parler de son maître une fois l’an, comme du roi de Perse, et ne le distingue que parce qu’il subsiste entre eux quelques liens de parenté, consignés dans ses archives. — De fait, nos lois nous donnent une liberté suffisante ; et les obligations auxquelles un gentilhomme est astreint vis-à-vis de son souverain se faisant à peine sentir deux fois dans la vie, une sujétion complète et effective ne s’impose qu’à ceux d’entre nous auxquels elle convient, et l’acceptent en retour de l’honneur et du profit qu’ils en retirent ; celui qui, confiné dans ses terres, s’y tient coi et sait diriger ses affaires sans querelles ni procès, est aussi libre que le doge de Venise : « Peu d’hommes sont enchaînés à la servitude, beaucoup s’y enchaînent (Sénèque). »

Les rois ne connaissent pas l’amitié, la confiance ; ils n’ont autour d’eux que des flatteurs et des hypocrites. — Mais ce qu’Hiéron place au nombre des plus grands inconvénients de la royauté, c’est la privation des amitiés et relations cordiales qui sont le charme le plus doux, le plus parfait de l’existence de l’homme : « Quelle marque d’affection et de bons sentiments à mon endroit m’est-il possible de recevoir, dit-il, de quelqu’un qui, que ce soit ou non de son fait, me doit d’être vis-à-vis de moi tout ce qu’il a possibilité d’être ? Puis-je tenir compte de l’humilité de sa parole, de sa respectueuse courtoisie, alors qu’il ne peut en agir autrement ? Les honneurs que nous rendent ceux qui nous craignent, ne nous honorent pas, ils s’adressent à la royauté et non à moi personnellement : « Le plus grand avantage de la royauté, c’est que le peuple est obligé non seulement de souffrir, mais encore de louer les actions du maître (Sénèque). » Ne vois-je pas le mauvais roi comme le bon, celui qu’on hait comme celui qu’on aime, être traités l’un et l’autre de la même façon ? on semblait avoir à l’égard de mon prédécesseur la même déférence que pour moi, on le servait avec le même cérémonial, et il en sera de même pour mon successeur. Si mes su-