Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/537

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Paulin et le baron de la Garde du mérite et de l’éclat de tant de voyages nautiques et des hautes charges qu’il a remplies et sur terre et sur mer ?

À qui le souvenir que, dans l’histoire, les noms consacrent, s’applique-t-il parmi le grand nombre d’êtres, connus ou inconnus, qui ne sont plus et qui ont porté le même nom ? — Outre ces variations qu’ils éprouvent, ces traits de plume sont communs à des milliers de personnes. Combien, dans toute race, y en a-t-il qui ont mêmes noms et mêmes surnoms ? Combien, encore parmi des hommes de races différentes en des contrées et des siècles divers ? L’histoire a conservé le souvenir de trois Socrate, cinq Platon, huit Aristote, sept Xénophon, vingt Démétrius, vingt Théodore ; et combien lui sont demeurés inconnus. — Qu’est-ce qui empêche que mon palefrenier se nomme Pompée le Grand ; et qu’est-ce qui s’oppose finalement à ce que ce soit à lui, quand il sera trépassé, au lieu que ce soit à cet homme qui a eu la tête coupée en Égypte, qu’aille la gloire qu’éveille ce nom quand on le prononce, ou l’honneur qu’il rappelle quand on le voit écrit, et auquel des deux profitera-t-il ? « Croyez-vous qu’il y ait là de quoi toucher la cendre et les mânes des morts (Virgile) ? »

Qu’importe aux grands hommes, quand ils ne sont plus, la gloire de leur nom ? — Que peuvent bien éprouver Épaminondas et Scipion l’Africain, ces deux émules par leur valeur qui les élève sous ce rapport au-dessus de tous les hommes : le premier, de ce vers si beau gravé sur le socle de sa statue et qui depuis tant de siècles est dans toutes nos bouches quand il est question de lui : « Sparte, devant sa gloire, abaisse son orgueil (reproduit du grec par Cicéron) » ; le second, de ce distique composé à sa louange : « Du levant au couchant il n’est point de guerriers dont le front soit couvert de si nobles lauriers (Cicéron). »

Ces témoignages impressionnent agréablement ceux qui sont sur cette terre, excitent leur envie et leurs désirs ; et sans y réfléchir, ils prêtent aux trépassés les sensations qu’ils éprouvent eux-mêmes, en même temps qu’ils se leurrent d’être capables, eux aussi, d’arriver à la célébrité. Dieu seul sait ce qui en sera, il n’en est pas moins vrai que « c’est là le mobile auquel ont obéi les généraux grecs, romains et barbares ; c’est là ce qui leur fit affronter mille travaux et mille dangers, tant il est vrai que l’homme est plus altéré de gloire que de vertu (Juvénal) ».