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CHAPITRE LXVII.

Incertitude de notre jugement.

En maintes occasions on peut être incertain sur le parti à prendre. — Par exemple, faut-il poursuivre à outrance un ennemi vaincu ? — « À propos de toutes choses, il est aisé de parler soit pour, soit contre,  » dit Homère avec juste raison. C’est ainsi par exemple que Pétrarque a pu écrire : « Annibal vainquit les Romains, mais ne sut pas profiter de la victoire. »

Celui dont ce serait là la façon de penser et qui regarderait comme une faute, ainsi que le parti catholique est généralement porté à le faire, de n’avoir pas poursuivi le succès que nous avons obtenu à Montcontour, ou qui reprocherait au roi d’Espagne de n’avoir pas mis à profit l’avantage qu’il avait obtenu contre nous à Saint-Quentin, pourrait à l’appui de sa thèse émettre les arguments suivants : De semblables fautes sont le fait d’une âme enivrée d’un premier succès et dont le courage limité, satisfait de ce commencement de bonne fortune, est peu porté à pousser plus en avant, se trouvant déjà embarrassé du résultat obtenu ; la coupe est pleine et ne peut en contenir davantage ; pareil chef ne mérite pas son heureuse chance, ne sachant pas l’utiliser, puisqu’il donne à son ennemi possibilité de rétablir ses affaires. Peut-on espérer de lui qu’il osera renouveler son attaque contre un adversaire qui s’est rallié et se présente à nouveau en bon ordre, que surexcitent le dépit et le désir de se venger, alors qu’il n’a pas osé ou n’a pas su le poursuivre quand ses rangs étaient rompus et que la frayeur l’envahissait, « alors que la fortune s’était déclarée et que tout cédait à la terreur (Lucain) » ? car enfin que peut-il attendre de mieux que ce qu’il a laissé échapper ? À la guerre, ce n’est pas comme à l’escrime où celui qui touche le plus souvent gagne ; tant que l’ennemi est sur pied, c’est à recommencer de plus belle, il n’y a de victoire que ce qui met fin aux hostilités. — À la suite de cette rencontre près d’Oricum, où César courut les plus grands risques, il reprochait aux soldats de Pompée d’avoir manqué l’occasion, convenant qu’il eût été perdu si leur général avait su vaincre ; lui-même leur tint bien autrement l’épée dans les reins, quand son tour vint de les poursuivre.

À l’appui de la thèse contraire, on peut dire que c’est le propre d’un esprit impatient et insatiable, de ne pas savoir borner sa convoitise ; que c’est abuser des faveurs divines que de vouloir outrepasser la mesure dans laquelle elles nous sont accordées ; que s’exposer à un échec après une victoire, c’est se remettre à nouveau à la merci de la fortune ; que l’un des principes les plus sages