CHAPITRE L.
e iugement est vn vtil à tous subiects, et se mesle par tout. À
cette cause aux Essais que l’en fay icy, i’y employe toute sorte
d’occasion. Si c’est vn subiect que ie n’entende point, à cela mesme
ie l’essaye, sondant le gué de bien loing, et puis le trouuant trop
profond pour ma taille, ie me tiens à la riue. Et cette reconnoissance
de ne pouuoir passer outre, c’est vn traict de son effect, ouy
de ceux, dont il se vante le plus. Tantost à vn subiect vain et de
néant, i’essaye voir s’il trouuera dequoy luy donner corps, et dequoy
l’appuyer et l’estançonner. Tantost ie le promene à vn subiect
noble et tracassé, auquel il n’a rien à trouuer de soy, le chemin en
estant si frayé, qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autruy. Là
il fait son ieu à eslire la route qui luy semble la meilleure : et de
mille sentiers, il dit que cettuy-cy, ou celuy là, a esté le mieux
choisi. Ie prends de la fortune le premier argument : ils me sont
également bons : et ne desseigne iamais de les traicter entiers. Car
ie ne voy le tout de rien. Ne font pas, ceux qui nous promettent de
nous le faire veoir. De cent membres et visages, qu’à chasque chose
i’en prens vn, tantost à lécher seulement, tantost à effleurer : et
par fois à pincer iusqu’à l’os. I’y donne vne poincte, non pas le plus
largement, mais le plus profondement que ie sçay. Et aime plus
souuent à les saisir par quelque lustre inusité. Ie me hazarderoy de
traitter à fons quelque matière, si ie me connoissoy moins, et me
trompois en mon impuissance. Semant icy vn mot, icy vn autre,
eschantillons dépris de leur pièce, escartez, sans dessein, sans promesse :
ie ne suis pas tenu d’en faire bon, ny de m’y tenir moy-mesme,
sans varier, quand il me plaist, et me rendre au doubte et
incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l’ignorance.Tout