Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/601

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erreur de recourir à Dieu au sujet de tous nos projets, de toutes nos entreprises ; de l’appeler à propos de tout ce qui nous touche, quelle qu’en soit la nature, chaque fois que notre faiblesse a besoin d’aide, sans que nous considérions si c’est à bon droit ou non ; et d’invoquer son nom et sa puissance, en quelque situation que nous soyons, quelque acte que nous accomplissions, si répréhensible soit-il. Il est bien notre seul, notre unique protecteur et peut tout lorsqu’il nous vient en aide ; mais, de ce qu’il daigne nous honorer de son appui bienveillant et paternel, il ne cesse cependant pas d’être juste, autant qu’il est bon et puissant ; et, comme il use plus souvent de sa justice que de son pouvoir, il ne nous est favorable que dans la mesure où elle le permet, et non suivant ce que nous lui demandons.

Dans ses Lois, Platon admet trois cas où nos croyances sont injurieuses envers les dieux : « Quand nous nions leur existence ; — lorsque nous nions leur intervention dans nos affaires ; — quand nous prétendons qu’ils ne repoussent jamais nos vœux, nos offrandes, nos sacrifices. » La première de ces erreurs, à son avis, n’est jamais immuable chez l’homme, et ses croyances à cet égard peuvent se modifier dans le cours de la vie ; les deux autres, une fois accréditées en lui, sont susceptibles de persister.

La justice et la puissance de Dieu sont inséparablement liées l’une à l’autre ; c’est en vain que nous faisons appel à lui pour obtenir son intervention quand notre cause est mauvaise. Il faut, lorsque nous le prions, que notre âme soit pure et qu’au moins à ce moment, nous ne soyons pas animés de mauvais sentiments ; sinon, nous lui apportons nous-mêmes les verges pour nous châtier ; au lieu de pallier notre faute, nous l’aggravons en nous présentant à celui auquel nous devrions demander pardon, dans des dispositions haineuses qui constituent un manque de respect. C’est pourquoi je ne loue guère ceux que je vois prier Dieu très souvent et très régulièrement, alors que les actes qui accompagnent leurs prières ne témoignent ni repentir, ni intention de s’amender : « Pour te livrer la nuit à l’adultère, tu te couvres la tête d’une cape gauloise (Juvénal). »

La conduite d’un homme qui associe la dévotion à une vie exécrable me semble en quelque sorte plus condamnable que celle de celui qui, conséquent avec lui-même, se montre dissolu sous tous rapports ; et cependant nous voyons tous les jours l’Église refuser de laisser pénétrer et d’admettre dans sa société des personnes qui s’obstinent dans une voie particulièrement répréhensible.

Le plus souvent nous prions par habitude. — Nous prions parce que c’est l’usage et la coutume ; ou, pour mieux dire, lisant ou marmottant nos prières, nous faisons semblant de prier. Il m’est pénible de voir faire trois signes de croix au « Bénédicite » et autant aux « Grâces », à des personnes qui, pendant toutes les autres heures du jour, pratiquent la haine, l’avarice et l’injustice ; cela me déplaît d’autant plus que j’ai ce signe en grande vénération