Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/630

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portées, et voulons acquérir vn honneur à fauces enseignes. La vertu ne veut estre suyuie que pour elle mesme ; et si on emprunte par fois son masque pour autre occasion, elle nous l’arrache aussi tost du visage. C’est vne viue et forte teinture, quand l’ame en est vue fois abbreuuée, et qui ne s’en va qu’elle n’emporte la pièce. Voyla pourquoy pour iuger d’vn homme, il faut suiure longuement et curieusement sa trace : si la constance ne s’y maintient de son seul fondement, cui viuendi via considerata atque prouisa est, si la variété des occurrences luy faict changer de pas, (ie dy de voye : car le pas s’en peut ou haster, ou appesantir) laissez le courre : celuy là s’en va auau le vent, comme dict la deuise de nostre Talebot.Ce n’est pas merueille, dict vn ancien, que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous viuons par hazard. À qui n’a dressé en gros sa vie à vne certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières. Il est impossible de renger les pièces, à qui n’a vne forme du total en sa teste. À quoy faire la prouision des couleurs, à qui ne sçay ce qu’il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n’en délibérons qu’à parcelles. L’archer doit premièrement sçauoir où il vise, et puis y accommoder la main, l’arc, la corde, la flesche, et les mouuemens. Nos conseils fouruoyent, par ce qu’ils n’ont pas d’adresse et de but. Nul vent fait pour celuy qui n’a point de port destiné. Ie ne suis pas d’aduis de ce iugement qu’on fit pour Sophocles, de l’auoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l’accusation de son fils, pour auoir veu l’vne de ses tragœdies. Ny ne trouue la coniecture des Pariens enuoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la conséquence qu’ils en tireront. Visitants l’isle, ils remarquoyent les terres mieux cultiuees, et maisons champestres mieux gouuernées. Et ayants enregistré le nom des maistres d’icelles, comme ils eurent faict l’assemblée des citoyens en la ville, ils nommèrent ces maistres là, pour nouueaux gouuerneurs et magistrats : iugeants que soigneux de leurs affaires priuées, ils le seroyent des publiques.Nous sommes tous de lopins, et d’vne contexture si informe et diuerse, que chaque pièce, chaque moment, faict son ieu. Et se trouue autant de différence de nous à nous mesmes, que de nous à autruy. Magnam rem puta, vnum hominem agere. Puis que l’ambition peut