Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/640

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

comptes que i’ay ouy faire à mon pere de la chasteté de son siecle. C’estoit à luy d’en dire, estant tres aduenant et par art et par nature à l’vsage des dames. Il parloit peu et bien, et si mesloit son langage de quelque ornement des liures vulgaires, sur tout Espaignols : et entre les Espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu’ils nomment Marc Aurele. Le port, il l’auoit d’vne grauité douce, humble, et tres modeste. Singulier soing de l’honnesteté et decence de sa personne, et de ses habits, soit à pied, soit à cheual. Monstrueuse foy en ses paroles et vne conscience et religion en general, penchant plustost vers la superstition que vers l’autre bout. Pour vn homme de petite taille, plein de vigueur, et d’vne stature droitte et bien proportionnée, d’vn visage aggreable, tirant sur le brun : adroit et exquis en touts nobles exercices. I’ay veu encore des cannes farcies de plomb, desquelles on dit qu’il s’exerçoit les bras pour se preparer à ruer la barre, ou la pierre, ou à l’escrime et des souliers aux semelles plombées, pour s’alleger au courir et à sauter. Du prim-saut il a laissé en memoire de petits miracles. Ie l’ay veu pardelà soixante ans se moquer de noz alaigresses : se ietter auec sa robbe fourrée sur vn cheual ; faire le tour de la table sur son pouce, ne monter guere en sa chambre, sans s’eslancer trois ou quatre degrez à la fois. Sur mon propos il disoit, qu’en toute vne prouince à peine y auoit il vne femme de qualité, qui fust mal nommée. Recitoit des estranges priuautez, nommément siennes, auec des honnestes femmes, sans soupçon quelconque. Et de soy, iuroit sainctement estre venu vierge à son mariage, et si c’estoit apres auoir eu longue part aux guerres delà les monts : desquelles il nous a laissé vn papier iournal de sa main suyuant poinct par poinct ce qui s’y passa, et pour le publiq et pour son priué. Aussi se maria il bien auant en aage l’an M. D. xxviii, qui estoit son trentetroisiesme, sur le chemin de son retour d’Italie. Reuenons à noz bouteilles.Les incommoditez de la vieillesse, qui ont besoing de quelque appuy et refreschissement, pourroyent m’engendrer auecq raison desir de cette faculté : car c’est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous desrobe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se prent premierement aux pieds : celle là touche l’enfance. De-là