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TRADUCTION. — LIV. I, CH. IV.

Pour ce faire, il ordonna que pendant dix ans, on ne le priât pas, on ne parlât pas de lui, ni même, autant qu’il pouvait l’obtenir, qu’on ne crût pas en lui. Et ce n’était pas tant la sottise de cet acte, que ce conte avait pour objet de faire ressortir, que la gloire de la nation, dont le souverain en agissait ainsi vis-à-vis de Dieu. L’outrecuidance et la bêtise vont toujours de pair ; mais de tels faits tiennent plus encore du premier de ces défauts que du second. — L’empereur Auguste, ayant éprouvé sur mer une violente tempête, se mit à défier Neptune, et, pour se venger de lui, fit, dans les jeux solennels du cirque, ôter la statue de ce dieu d’avec celles des autres divinités, extravagance encore moins excusable que les précédentes. Il le fut davantage plus tard, quand, après la défaite en Allemagne de son lieutenant Quintilius Varus, de colère et de désespoir il allait, se heurtant la tête contre les murailles, en criant : « Varus, Varus, rends-moi mes légions. » De semblables insanités sont plus que de la folie, surtout quand l’impiété s’y joint et qu’elles s’attaquent à Dieu même, ou simplement à la Fortune, comme si elle pouvait nous voir et nous entendre. C’est agir à la façon des Thraces qui, pendant les orages, quand il tonne ou qu’il fait des éclairs, à l’instar des Titans, pensent amener les dieux à composition en les intimidant, et saucent des flèches contre le ciel. — Un ancien poète, rapporte Plutarque, dit « qu’il ne faut point nous emporter contre la marche des affaires qui, elles, n’ont pas souci de nos colères » ; nous ne saurions en effet assez condamner cette sorte de dérèglement de notre esprit.




CHAPITRE V.


Le commandant d’une place assiégée doit-il sortir de sa place pour parlementer ?


Jadis on réprouvait la ruse contre un ennemi. — Lucius Marcius qui commandait les Romains, lors de leur guerre contre Persée, roi de Macédoine, voulant gagner le temps qui lui était encore nécessaire pour que son armée fût complètement sur pied, fit au roi des propositions de paix qui endormirent sa prudence et l’amenèrent à accorder une trêve de quelques jours, dont son ennemi profita pour compléter à loisir ses armements ; ce qui fut cause de la défaite de ce prince et lui coûta le trône et la vie. À Rome, quelques vieux sénateurs, imbus des mœurs de leurs ancêtres, condamnèrent ce procédé, comme contraire à ce qui jadis était de règle. « Alors, disaient-ils, on faisait assaut de courage et non d’astuce ; on n’avait recours ni aux surprises, ni aux attaques de nuit, non plus qu’aux fuites simulées suivies de retours inopinés ; la