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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/651

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tres semblables que l’on trouve à ce sujet, impliquent évidemment autre chose que d’attendre patiemment la mort, quand elle nous arrive ; car il y a dans la vie nombre d’accidents qui font souffrir bien plus que la mort. C’est ce que témoigne cet enfant de Lacédémone fait prisonnier par Antigone et vendu comme esclave qui, pressé par son maître de faire un travail abject, lui dit : « Tu vas voir qui tu as acheté ; ce serait une honte pour moi de servir, ayant la liberté si à ma portée », et, ce disant, il se précipitait du haut de la maison. — Antipater menaçait durement les Lacédémoniens pour les contraindre à satisfaire à une de ses demandes : « Si tu nous menaces, lui répondirent-ils de pis que la mort, nous accepterons plus volontiers de mourir. » — À Philippe qui leur avait écrit qu’il ferait échouer tout ce qu’ils entreprendraient, ils répondaient : « Quoi ! nous empêcheras-tu aussi de mourir ? »

C’est un bienfait de la nature, d’avoir mis constamment la mort à notre portée ; arguments en faveur du suicide. — C’est ce qu’on veut dire, quand on dit que le sage vit autant qu’il le doit mais non autant qu’il le pourrait, et que le don le plus favorable que nous ait fait la nature et qui nous ôte tout droit de nous plaindre de notre sort, c’est de nous avoir laissé la clef des champs ; elle n’a créé qu’un moyen d’entrer dans la vie et cent mille d’en sortir. Nous pouvons manquer de terre pour y vivre ; pour y mourir, elle ne fait point faute, ainsi que le dit Boiocalus dans sa réponse aux Romains. Pourquoi te plaindre de ce monde ? Il ne te convient pas, tu y vis dans la peine ? Ta lâcheté seule en est cause. Pour mourir, il suffit de le vouloir : « La mort est partout, nous le devons à la faveur divine ; on peut arracher la vie à l’homme, mais non lui arracher la mort ; mille chemins ouverts y conduisent (Sénèque). »

Et ce n’est pas là une recette applicable seulement à une maladie ; la mort est un remède à tous les maux, c’est un port qui offre toute sécurité ; jamais à redouter, il est souvent à rechercher. Tout revient à ceci : que l’homme décide de sa fin ou qu’il la subisse, qu’il coure au-devant ou qu’il l’attende, d’où qu’elle vienne, c’est toujours lui qui est en cause ; en quelque point que le fil se rompe, il est hors de service ; c’est l’extrémité de la fusée qui éclate, dès que le feu l’atteint. — La mort que l’on se donne volontairement est la plus belle de toutes. Notre vie dépend de la volonté d’autrui, la mort ne dépend que de la nôtre. En aucune chose plus qu’en celle-ci, nous sommes libres d’en agir suivant notre tempérament. Notre réputation n’a rien à y voir et c’est folie d’y avoir égard. Vivre, c’est être esclave, si la liberté de mourir n’est pas admise. — D’ordinaire, la guérison ne s’obtient qu’au détriment de la vie ; on nous fait des incisions, on nous cautérise, on nous ampute, on nous sèvre de nourriture, on nous soutire du sang ; un pas de plus, et nous voilà guéris à tout jamais. Pourquoi ne serions-nous pas libres de nous couper la gorge, comme nous le sommes de nous faire une saignée au bras ? aux maladies les plus