Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/671

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ceux qui devançaient ce moment en se tuant eux-mêmes, étaient inhumés et avaient possibilité de disposer de leurs biens par testament.

On se donne aussi parfois la mort dans l’espoir des félicités d’une vie future. — On souhaite quelquefois la mort, parce qu’on espère mieux en l’autre monde. Saint Paul dit : « Je désire mourir pour être avec Jesus-Christ » ; et dans un autre passage : « Qui rompra les liens qui me retiennent ici-bas ? » — Cléombrotus d’Ambracie, ayant lu le Phédon de Platon, fut pris d’un si vif désir de la vie future que, sans autre motif, il alla se précipiter dans la mer. — Nous voyons par là combien à tort nous attribuons au désespoir certaines morts volontaires vers lesquelles nous porte souvent une espérance ardente et qui, souvent aussi, sont l’effet de déterminations prises avec calme et mûrement réfléchies.

Jacques du Châtel, évêque de Soissons, qui avait suivi saint Louis dans une de ses expéditions outre-mer, voyant que le retour en France du roi et de toute l’armée était chose décidée, alors que les intérêts religieux qui l’avaient fait entreprendre n’avaient pas reçu complète satisfaction, prit la résolution de hâter son entrée dans le Paradis. Il dit adieu à ses amis, et, tout seul, à la vue de tous, se porta contre l’ennemi et y trouva la mort. — Dans un royaume de ce continent récemment découvert, en certains jours de processions solennelles, l’idole qui y est adorée, est promenée en public sur un char de proportion considérable. Au cours de ces processions, nombre de gens se coupent des lambeaux de chair vive pour les offrir à l’objet de leur culte, tandis que d’autres, se prosternant sur son parcours, se font écraser et broyer sous les roues de son char pour acquérir par là une réputation de sainteté qui les fasse vénérer après leur mort. Celle de notre évêque les armes à la main, comparée à ces sacrifices, a plus de grandeur, mais le sentiment religieux y prédomine moins, étant masqué en partie chez lui par son ardeur pour le combat.

Plusieurs coutumes et institutions politiques ont autorisé le suicide. — Il y a des gouvernements qui sont intervenus pour statuer sur les cas où une mort volontaire est justifiée et opportune. Dans notre pays même, à Marseille, on conservait jadis, aux frais du trésor public, du poison (de la ciguë) constamment tenu prêt pour ceux qui voudraient hâter leur fin. Il fallait qu’au préalable le conseil des six-cents, qui représentait leur sénat, en eût approuvé les raisons ; il n’était pas permis de se tuer sans en avoir obtenu l’autorisation du magistrat, et seulement pour des motifs légitimes. — Cette même loi existait encore ailleurs.

Mort courageuse, dans ces conditions, d’une femme de haut rang de l’île de Céa, qui s’empoisonne en public. — Sextus Pompée, se rendant en Asie, passait par l’île de Céa de Négrepont. Pendant qu’il y était, nous apprend un de ceux qui l’accompagnaient, le hasard fit qu’une femme de haut rang, qui