Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/677

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la conférence ; je doute cependant qu’il eût été fondé à louer sa prudence, car lorsqu’on reçoit ainsi des lettres à l’improviste, surtout quand elles nous viennent d’un empereur, il peut arriver que différer de les lire, ait de graves inconvénients.

Si trop de curiosité est répréhensible, trop de nonchalance ne l’est pas moins. — Le défaut opposé à la curiosité est la nonchalance, vers lequel je penche incontestablement par tempérament, et dont j’ai vu certaines personnes affectées au point que, trois ou quatre jours après les avoir reçues, on retrouvait encore non décachetées, dans les poches de leurs vêtements, des lettres qui leur avaient été remises. — Je n’en ouvre jamais, non seulement de celles qu’on me confie, mais même de celles que le hasard fait tomber entre mes mains, et me fais un cas de conscience que je me reproche si, mes yeux se portant à la dérobée sur celles de quelque importance qu’un personnage peut lire auprès de moi, je viens à en surprendre quelque chose. Jamais homme ne s’est moins enquis des affaires d’autrui et n’a moins cherché à les pénétrer.

Du temps de nos pères, M. de Bouttières faillit perdre Turin parce qu’étant à souper en bonne compagnie, il remit à lire un avis qu’on lui adressait de la trahison qui se préparait contre cette ville où il commandait. — Plutarque m’a encore appris que Jules César eût été sauvé si, lorsqu’il se rendait au Sénat, le jour où il fut tué par les conjurés, il avait lu un mémoire qu’on lui présenta. — Ce même auteur rapporte aussi que le soir même où s’exécuta le complot formé par Pélopidas pour tuer Archias tyran de Thèbes et rendre la liberté à sa patrie, un Athénien, de ce même nom d’Archias, écrivit de point en point à son homonyme ce qui se tramait. Celui-ci reçut la missive pendant qu’il soupait et différa de l’ouvrir, disant ce mot passé depuis en proverbe chez les Grecs : « À demain les affaires. »

Ligne de conduite qu’il semble possible de tracer à cet égard. — Un homme sage, dans l’intérêt d’autrui, par exemple pour ne pas commettre, en la troublant, une impolitesse vis-à-vis de la société dans laquelle il se trouve comme fit Rusticus, ou ne pas interrompre une autre affaire d’importance dont il est occupé, peut, à mon sens, remettre à plus tard de prendre communication de nouvelles qu’on lui apporte. Mais si ce n’est que par intérêt ou plaisir personnel, il est inexcusable, surtout quand il est investi d’une charge publique, de ne pas le faire immédiatement, dût-il pour cela interrompre son repos et même son sommeil. Jadis, à Rome, il y avait à table la place dite consulaire qui, considérée comme la plus honorable, était celle dont il était le plus facile de se dégager et aussi la plus accessible à ceux qui pouvaient survenir pour entretenir celui qui l’occupait, ce qui indique bien que parce qu’on était à table, on ne se désintéressait pas pour cela des autres affaires et des événements qui pouvaient se produire. — Mais on peut avoir tout dit sur les actions humaines, il est difficile de tracer une règle, si juste soit-elle au point de vue de la raison, qui se trouve à l’abri des surprises que lui ménage le hasard.