Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/685

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pas. Le général, après avoir sommé la femme de bien regarder à ce qu’elle disait, lui avoir fait observer qu’elle serait responsable des conséquences si elle mentait, et elle persistant dans son accusation, il fit ouvrir le ventre au soldat, pour être fixé sur la vérité du fait ; la femme se trouva avoir raison ! Quel enseignement que cette condamnation !

CHAPITRE VI.

De l’exercice.

Le raisonnement et la science ne suffisent pas contre les difficultés de la vie, il faut encore l’expérience. — Il est difficile que le raisonnement et l’instruction, alors même que nous avons la conviction, soient assez puissants pour nous mettre en état d’agir si, en outre, nous ne nous exerçons et, par la pratique, ne formons notre âme à ce à quoi nous voulons arriver ; sinon, quand elle sera au moment même de l’action, il y a grande probabilité qu’elle se trouvera embarrassée. Voilà pourquoi ceux d’entre les philosophes qui se sont appliqués à viser à la perfection, ne se sont pas contentés d’attendre à l’abri et au repos les rigueurs de la Fortune ; par crainte qu’elles ne les trouvât inexpérimentés et novices pour le combat, ils sont allés au-devant, affrontant ses épreuves de leur plein gré, les uns en renonçant à leurs richesses pour s’habituer à une pauvreté volontaire, les autres en se préparant par les plus durs labeurs et les austérités d’une vie de privations à s’endurcir au mal et au travail ; d’autres se sont mutilés, se privant des organes les plus chers, tels que les yeux, les parties génitales, de peur que trouvant trop de satisfaction à leur usage, ils n’en fussent amollis et que leur âme n’en fut atteinte et ne perdit de sa fermeté.

Contre la mort l’expérience n’est pas de ressource, parce qu’on ne la souffre qu’une fois. — Mais il ne nous est pas possible de nous exercer à mourir, ce qui est pourtant la plus grande besogne par laquelle il nous faut passer. On peut, par l’usage et l’expérience, se fortifier contre la douleur, la honte, l’indigence et autres accidents ; pour ce qui est de la mort, nous ne pouvons nous y essayer qu’une fois, et quand elle vient, nous n’y sommes tous que des apprentis.

Anciennement, il y a eu des hommes si soucieux de bien employer leur temps, qu’ils ont cherché, lorsqu’ils sont passés de vie à trépas, à fixer leurs impressions à ce moment et à les analyser, et ils ont appliqué leur esprit à se rendre compte de ce que peut être cette transition ; mais aucun d’eux n’est revenu nous faire part de ce qu’il en a pu connaître : « Nul ne se réveille qui, une fois, s’est endormi dans le froid repos de la mort (Lucrèce). »