Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/75

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répondait : Non, il n’est pas de ma dignité de chercher à vaincre à la dérobée, « j’aime mieux avoir à me plaindre de la fortune, qu’à rougir de ma victoire (Quinte-Curce). » Comme dit Virgile : « Il (Mezence) dédaigne de frapper Orode dans sa fuite, de lui lancer un trait qui le blesserait par derrière ; il court à lui, et c’est de front, d’homme à homme, qu’il l’attaque ; il veut vaincre, non par surprise, mais par la seule force des armes. »

CHAPITRE VII.

Nos actions sont à apprécier d’après nos intentions.

Il n’est pas toujours vrai que la mort nous libère de toutes nos obligations. — La mort, dit-on, nous libère de toutes nos obligations. J’en sais qui ont interprété cette maxime de singulière façon. Henri VII, roi d’Angleterre, s’était engagé vis-à-vis de Dom Philippe, fils de l’empereur Maximilien, ou, pour le désigner plus honorablement encore, père de l’empereur Charles-Quint, à ne pas attenter à la vie de son ennemi le duc de Suffolk, chef du parti de la Rose blanche, qui s’était enfui d’Angleterre, avait gagné les Pays-Bas, où Dom Philippe l’avait fait arrêter et livré au roi sous cette condition. Se sentant près de sa fin, le roi, dans son testament, ordonna à son fils de faire mettre le duc à mort, aussitôt que lui-même serait décédé. — Tout récemment, les événements tragiques qui, à Bruxelles, amenèrent le supplice des comtes de Horn et d’Egmont, ordonné par le duc d’Albe, donnèrent lieu à des particularités qui méritent d’être relevées, celle-ci entre autres : le comte d’Egmont, sur la foi et les assurances duquel le comte de Horn s’était livré au duc d’AIbe, revendiqua avec instance qu’on le fit mourir le premier, afin que sa mort l’affranchit de l’obligation qu’il avait contractée vis-à-vis du comte de Horn. — Il semble que, dans ces deux cas, la mort ne dégageait pas le roi de sa parole, et que le comte d’Egmont, même vivant, ne manquait pas à la sienne. Nos obligations sont limitées par nos forces et les moyens dont nous disposons ; l’exécution et les conséquences de nos actes ne dépendent pas de nous ; seule, notre volonté en dépend réellement. De ce principe, fondé sur ce que nécessité fait loi, dérivent les règles qui fixent nos devoirs ; c’est pourquoi le comte d’Egmont, qui se considérait comme engagé par sa promesse, bien qu’il ne fût pas en son pouvoir de la tenir, ne l’était pas, alors même qu’il eût survécu au comte de Horn ; tandis que le roi d’Angleterre, manquant intentionnellement à la sienne, n’en était pas dégagé par le fait d’avoir retardé, jusqu’à sa mort, l’acte déloyal qu’il a ordonné. — C’est le même cas que celui du maçon d’Héro-