Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/143

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qu’ils soient privés d’âme, de vie, de raison ; nous ont-ils donné des preuves d’une stupidité persistante que rien n’est susceptible de modifier, à nous qui n’avons d’autres relations avec eux, que d’être sous leur dépendance ? Dirons-nous que nous n’avons rien constaté qui témoigne d’une âme raisonnable, chez aucune créature autre que l’homme ? Qu’est-ce que cela prouverait ? Nous n’avons vu quoi que ce soit qui ressemble au soleil, et, de ce que nous n’avons rien vu de semblable à lui, en résulte-t-il qu’il n’existe pas, non plus que son mouvement de rotation parce qu’il n’a pas son pareil ? Si tout ce que nous n’avons pas vu n’existait pas, notre science s’en trouverait considérablement réduite : « Tant sont étroites les bornes de notre esprit (Cicéron) ! » N’est-ce pas un songe de la vanité humaine que de faire de la lune une terre céleste ; d’y [1] rêver, comme Anaxagore, des montagnes, des vallées ; d’imaginer, ainsi que l’admettent Platon et Plutarque, que, pour notre commodité, il s’y trouve des habitations où demeurent des êtres humains formant des colonies ; et aussi que notre terre est un astre lumineux, jouissant d’un pouvoir éclairant : « Entre autres infirmités de la nature est cet aveuglement de l’âme qui force l’homme à errer et qui, de plus, lui fait chérir son erreur (Sénèque). » — « Le corps, sujet à se corrompre, alourdit l’âme, et cette enveloppe grossière la déprime dans l’exercice même de la pensée et l’attache à la terre (Saint Augustin). »

La présomption est chez nous une maladie naturelle et innée. De toutes les créatures, la plus misérable et la plus fragile c’est l’homme, qui en est en même temps,[2] dit Pline, la plus orgueilleuse ; il en a la sensation, il se voit relégué dans la fange et la fiente du monde, attaché, cloué à la partie de l’univers qui est la pire, à celle qui est la plus morte, la plus croupissante, logé au dernier étage de l’édifice, celui qui est le plus éloigné de la voûte céleste, pêle-mêle avec les animaux qui rampent sur la terre, de pire condition que ceux qui vivent dans les airs ou dans l’eau ; et le voilà qui, en imagination, se place au-dessus de l’orbite de la lune et ramène le ciel sous ses pieds !

En quoi notre supériorité vis-à-vis des animaux consiste-t-elle ; est-il sûr que les bêtes n’ont pas comme nous des idées et un langage ? — C’est par un effet de cette même vanité de son imagination que l’homme se fait l’égal de Dieu ; qu’il s’attribue ce qui est le propre de la divinité ; se classe de lui-même comme un être d’essence particulière, se mettant en dehors de la foule des autres créatures ; fait la part aux animaux ses confrères et ses compagnons, assignant à chacun d’eux les parcelles de facultés physiques et intellectuelles qu’il juge à propos. Pour faire cette répartition, son intelligence lui a-t-elle révélé les mobiles intimes et cachés auxquels les animaux obéissent, et est-ce en les comparant à nous qu’il en est arrivé à conclure à la bêtise qu’il leur prête ? Quand je joue avec ma chatte, qui sait si ce n’est pas elle qui, plus que moi-même, se distrait de la sorte ? nous nous

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