Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/188

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Pyrrhus ayant rencontré vn chien qui gardoit vn homme mort, et ayant entendu qu’il y auoit trois iours qu’il faisoit cet office, commanda qu’on enterrast ce corps, et mena ce chien quant et luy. Vn iour qu’il assistoit aux montres generales de son armee, ce chien apperceuant les meurtriers de son maistre, leur courut sus, auec grans ahoys et aspreté de courroux, et par ce premier indice achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faicte bien tost apres par la voye de la justice. Autant en fit le chien du sage Hesiode, ayant conuaincu les enfans de Ganistor Naupactien, du meurtre commis en la personne de son maistre. Vn autre chien estant à la garde d’vn temple à Athenes, ayant aperçeu vn larron sacrilege qui emportoit les plus beaux ioyaux, se mit à abbayer contre luy tant qu’il peut : mais les marguilliers ne s’estans point esueillez pour cela, il se mit à suyure, et le iour estant venu, se tint vn peu plus esloigné de luy, sans le perdre iamais de veuë : s’il luy offroit à manger, il n’en vouloit pas, et aux autres passans qu’il rencontroit en son chemin, il leur faisoit feste de la queue, et prenoit de leurs mains ce qu’ils luy donnoient à manger si son larron s’arrestoit pour dormir, il s’arrestoit quant et quant au lieu mesmes. La nouuelle de ce chien estant venuë aux marguilliers de cette eglise, ils se mirent à le suiure à la trace, s’enquerans des nouuelles du poil de ce chien, et en fin le rencontrerent en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu’ils ramenerent en la ville d’Athenes, où il fut puny. Et les iuges en recognoissance de ce bon office, ordonnerent du public certaine mesure de bled pour nourrir le chien, el aux prestres d’en auoir soin. Plutarque tesmoigne cette histoire, comme chose tres-auerce et aduenuc en son siecle.

Quant à la gratitude, car il me semble que nous auons besoin de mettre ce mot en credit, ce scul exemple y suffira, qu’Appion recite comme en ayant esté luy mesme spectateur. Vn iour, dit-il, qu’on donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bestes estranges, et principalement de lyons de grandeur inusitee, il y en auoit vn entre autres, qui par son port furieux, par la force et grosseur de ses membres, et vn rugissement hautain et espouuantable, attiroit à soy la veuë de toute l’assistance. Entre les autres esclaues, qui furent presentez au peuple en ce combat des bestes, fut vn Androdus de Dace, qui estoit à vn Seigneur Romain, de qualité consulaire. Ce lyon l’ayant apperceu de loing, s’arresta premierement tout court, comme estant entré en admiration, et puis s’approcha tout doucement d’vne façon molle et paisible, comme pour entrer en recognoissance auec luy. Cela faict, et s’estant asseuré de ce qu’il cherchoit, il commença à battre de la queue à la mode des chiens qui flattent leur maistre, et à baiser, et lescher les mains et les cuisses de ce pauure miserable, tout transi d’effroy et hors de soy. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité de ce lyon, et r’asseuré sa veue pour le considerer et recognoistre : c’estoit vn singulier plaisir de voir les caresses, et les festes