Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/210

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De l’obeyr et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider, tout peché. Et au rebours la premiere tentation qui vint à l’humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s’insinua en nous, par les promesses qu’il nous fit de science et de cognoissance, Eritis sicut dij, scientes bonum et malum. Et les Sereines, pour piper Vlysse en Homere, et l’attirer en leurs dangereux et ruineux laqs, luy offrent en don la science. La peste de l’homme c’est l’opinion de sçauoir. Voyla pourquoy l’ignorance nous est tant recommandée par nostre religion, comme piece propre à la creance et à l’obeyssance. Cauete, ne quis vos decipiat per philosophiam et inanes seductiones, secundum elementa mundi. En cecy y a il vne generalle conuenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souuerain bien consiste en la tranquillité de l’âme et du corps. Mais où la trouuons nous ?

Ad summum sapiens vno minor est Ioue : diues,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum :
Præcipuè sanus, nisi cùm pituita molesta est.

Il semble à la verité, que Nature, pour la consolation de nostre estat miserable et chetif, ne nous ait donné en partage que la presumption. C’est ce que dit Epictete, que l’homme n’a rien proprement sien, que l’vsage de ses opinions. Nous n’auons que du vent et de la fumée en parlage. Les Dieux ont la santé en essence, dit la philosophie, et la maladie en intelligence : l’homme au rebours, possede ses biens par fantasie, les maux en essence. Nous auons eu raison de faire valoir les forces de nostre imagination : car tous nos biens ne sont qu’en songe.Oyez brauer ce pauure et calamiteux animal. Il n’est rien, dit Cicero, si doux que l’occupation des lettres de ces lettres, dis-ic, par le moyen desquelles l’infinité des choses, l’immense grandeur de Nature, les cieux en ce monde mesme, et les terres, et les mers nous sont descouuerles : ce sont elles qui nous ont appris la religion, la moderation, la grandeur de courage : et qui ont arraché nostre ame des tenebres, pour luy faire voir toutes choses hautes, basses, premieres, dernieres, et moyennes : ce sont elles qui nous fournissent dequoy bien et heureusement viure, et nous guident à passer nostre aage sans desplaisir et sans offence. Cestuy-cy ne semble il pas parler de la condition de Dieu tout-vinant et tout-puissant ? Et quant à l’effect, mille femmelettes ont vescu au village vne vie plus equable, plus douce, et plus constante, que ne fut la sienne.