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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/211

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de toutes les vertus, comme la présomption celui de tout péché. C’est en allant à l’encontre de ce principe que l’homme a éprouvé sa première tentation et que le diable a pu lui insinuer son premier poison, en lui promettant la science et le savoir : « Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal (Genèse). » Dans Homère, les Sirènes, pour tromper Ulysse et l’attirer dans leurs dangereux filets qui recélaient sa perte, lui offraient de lui faire don de la science. Le mal chez l’homme, c’est de croire qu’il sait, et c’est pourquoi notre religion nous recommande avec tant d’insistance l’ignorance comme moyen propre à déterminer en nous la foi et l’obéissance : « Prenez garde qu’on ne vous trompe sous le masque de la philosophie et par de fausses apparences conformes aux doctrines du monde (S. Paul). » Tous les philosophes, de toutes les sectes, sont d’accord sur ce que le souverain bien réside dans la tranquillité de l’âme et du corps ; mais comment réaliser cette tranquillité ? « Le sage ne voit au-dessus de lui que Jupiter ; il se trouve riche, libre, honoré, beau, enfin le roi des rois, surtout si sa santé est florissante et que la pituite ne le tourmente pas (Horace). »

Mais la présomption est le partage de l’homme. — Il semble en vérité que pour nous consoler de notre condition misérable et chétive, la nature ne nous ait donné que la présomption ; c’est l’opinion d’Épictète : « L’homme n’a rien qui soit proprement à lui, en dehors de l’usage qu’il fait de ses opinions » ; nous n’avons en partage que du vent et de la fumée. Les dieux ont la santé, par cela même qu’ils sont dieux, dit la philosophie, et ils ne connaissent la maladie que parce que leur intelligence fait qu’ils savent tout ; l’homme au contraire a en lui le principe du mal, le bien chez lui n’est que mirage ; nous avons bien raison de nous vanter de la force de notre imagination, car tous nos biens ne sont qu’en songe.

Écoutez les rodomontades de ce pauvre et malheureux animal : « Il n’est rien de si doux (c’est Cicéron qui parle) que de nous adonner aux lettres ; à ces lettres, veux-je dire, qui nous révèlent la connaissance de l’infinité des choses existantes, de la nature dans ce qu’elle a de plus grand ; des cieux alors que nous sommes encore de ce monde, des terres et des mers. C’est par elles que nous avons été instruits dans la religion ; que nous connaissons la modération, le courage dans ce qu’il a de plus relevé ; que notre âme a été arrachée aux ténèbres pour être initiée à toutes choses, à celles d’ordre élevé comme à celles d’ordre inférieur, à celles qui occupent le premier rang comme le dernier, ou un rang intermédiaire. C’est grâce à elles que nous pouvons vivre heureux et dans de bonnes conditions et que nous avançons en âge sans déplaisir et sans en souffrir. » Ne semble-t-il pas que c’est de Dieu, de Dieu bien vivant et tout-puissant, que l’auteur parle ? Quant à la réalité, c’est que mille femmelettes ont vécu au village, d’une vie plus égale, plus douce et plus calme que n’a été celle de ce beau parleur.