Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/263

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quelle il reconnait aussi le pouvoir de donner le mouvement et la vie ; et il renverse de leurs prédestaux les dieux qu’on était accoutumé à y voir : Jupiter, Junon, Vesta. — Pour Diogène Apolloniate, c’est l’air qui est le souverain créateur de toutes choses. — Xénophane se représente Dieu sous la forme d’une boule, voyant, entendant, ne respirant pas, n’ayant rien de commun avec la nature humaine. — Ariston est d’avis que Dieu échappe à notre intelligence ; il se le représente dépourvu de sens, ne sait s’il a le pouvoir de créer, et ignore tout de lui. — Cléanthe le suppose tantôt la raison, tantôt le monde lui-même ; tantôt l’âme de la nature, tantôt cette chaleur vivifiante au suprême degré qui entoure et enveloppe tout. Persée, qui avait suivi les leçons de Zénon, expose qu’on a appelé dieux les hommes qui se sont particulièrement rendus utiles à l’humanité, et aussi les choses elles-mêmes qui lui ont élé profitables. — Chrysippe collige en un ensemble confus toutes les opinions précédentes, et obtient ainsi un millier de dieux de tous genres, parmi lesquels il comprend les hommes qui se sont immortalisés. — Diagoras et Théodore nient d’une façon absolue qu’il y ait des dieux. — Épicure les représente resplendissants, translucides, perméables à l’air, habitant entre les deux mondes, le ciel et la terre, où, inaccessibles, ils sont à l’abri des coups ; ils auraient même visage que nous, mêmes membres, mais n’en feraient pas usage : « Quant à moi, j’ai toujours pensé qu’il existait une race de dieux ; j’entends une race céleste, indifférente aux actions des hommes (Ennius). »

Ces diversités témoignent de notre impuissance ; mais d’hommes faire des dieux, est le comble de l’extravagance. — Après cela, fiez-vous donc à la philosophie ; vantez-vous d’avoir trouvé la fève dans le gâteau, d’avoir découvert la vérité dans ce conflit hasardeux de tant de conceptions philosophiques ! La confusion qui règne dans la manière dont, en ce monde, chacun pense à cet égard, a pour moi cet avantage, que les mœurs et les idées différentes des miennes me déplaisent moins qu’elles ne m’instruisent, ne m’enorgueillissent pas tant qu’elles ne m’humilient, quand je les compare, et toute solution autre que celle qui nous vient de la main même de Dieu n’a, selon moi, que bien peu de supériorité sur les autres. Les institutions de ce monde ne sont, pas moins que les écoles, en opposition entre elles sur ce sujet ; d’où nous pouvons conclure que le hasard n’est ni plus divers, ni plus variable que notre raison, ni plus aveugle et inconsidéré. — Les choses que nous ignorons le plus, sont les plus propres à être déifiées ; aussi, faire de nous-mêmes des dieux, comme cela est arrivé dans l’antiquité, dépasse-t-il ce que peut excuser la faiblesse, si grande qu’elle soit, de notre jugement. Je me serais, sur ce point, plutôt rangé du côté de ceux qui adoraient le serpent, le chien, le bœuf, parce que la nature et l’être de ces animaux nous sont moins connus que les nôtres et que, par suite, nous sommes plus autorisés à penser ce qui nous plait de ces bêtes et à leur accorder