Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/284

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comment on se preuault de cette sorte de parler pleine d’irreuerence. Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous pressez trop les aduersaires, ils vous diront tout destroussément, qu’il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce mocqueur ancien comment il en faict son profit. Au moins, dit-il, est-ce vne non legere consolation à l’homme, de ce qu’il voit Dieu ne pouuoir pas toutes choses : car il ne se peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faueur que nous ayons en nostre condition il ne peut faire les mortels immortels, ny reuiure les trespassez, ny que celuy qui a vescu n’ait point vescu, celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point eus, n’ayant autre droit sur le passé que de l’oubliance. Et afin que cette societé de l’homme à Dieu, s’accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voyla ce qu’il dit, et qu’vn Chrestien deuroit cuiter de passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur mesure.

Cras vel atra
Nube polum Pater occupato,
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcumque retro est efficiet, neque
Diffinget infectúmque reddet,
Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l’infinité des siecles tant passez qu’auenir n’est à Dieu qu’vn instant que sa bonté, sapience, puissance sont mesme chose auecques son essence ; nostre parole le dit, mais nostre intelligence ne l’apprehende point.Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la diuinité par nostre estamine. Et de là s’engendrent toutes les resueries et erreurs, desquelles le monde se trouue saisi, ramenant et poisant à sa balance, chose si esloignée de son poix. Mirum quò procedat improbitas cordis humani, paruulo aliquo inuitata successu. Combien insolemment rabroüent Epicurus les Stoiciens, sur ce qu’il tient l’estre veritablement bon et heureux, n’appartenir qu’à Dieu, et l’homme sage n’en auoir qu’vn ombrage et similitude ? Combien temerairement ont ils attaché Dieu à la destinée ! (à la mienne volonté qu’aucuns du surnom de Chrestiens ne le façent pas encore) et Thales, Platon, et Pythagoras, l’ont asseruy à la necessité. Cette fierté de vouloir descouurir Dieu par nos yeux, a faict qu’vn grand personnage des nostres a attribué à la diuinité vne forme corporelle. Et est cause de ce qui nous aduient tous les iours, d’attribuer à Dieu, les euenements d’importance, d’vne particuliere assignation. Par ce qu’ils nous poisent, il semble qu’ils luy poisent aussi, et qu’il y regarde plus entier et plus attentif, qu’aux euenemens qui nous sont legers,