Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/285

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combien dans les discussions actuelles sur notre religion, on se prévaut de cette manière de parler pleine d’irrévérence que je condamne. Si vous pressez trop vos adversaires, ils vous diront sans hésitation qu’« il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit à la fois au paradis, sur la terre et en divers lieux » ! Comme en a fait son profit cet auteur de l’antiquité qui aime tant à railler : « Aussi, dit-il, quelle consolation pour l’homme de voir que Dieu ne peut pas tout ; car, lors même qu’il le voudrait, il ne peut se tuer, ce qui est le plus grand privilège que nous ayons dans notre condition ; il ne peut faire que les mortels soient immortels, ni que les morts ne soient pas morts ; non plus que celui qui a vécu, n’ait pas vécu ; que quiconque a reçu des honneurs, ne les ait point reçus ; il n’a d’autre action sur le passé, que l’oubli » ; et, affirmant ce rapprochement de l’homme et de Dieu par des exemples plutôt plaisants, « il ne peut faire, ajoute-t-il, que deux fois dix ne fassent pas vingt ». Ainsi parle cet auteur qu’un chrétien devrait éviter d’imiter, tandis qu’au contraire il semble que, dans son orgueil, l’homme recherche ce langage aussi prétentieux qu’insensé pour ramener Dieu à sa propre mesure : « Que demain le Père des dieux couvre le ciel de nuages ou fasse resplendir le soleil dans un air pur, il ne peut faire que ce qui a été n’ait point été ni détruire ce que l’heure qui fuit a emporté sur son aile (Horace). » Quand nous disons que l’infinité des siècles, tant passés qu’à venir, ne représente pour Dieu qu’un instant ; que sa bonté, sa sagesse, sa puissance sont dans son essence même, c’est notre bouche qui parle, mais notre intelligence ne comprend ce qu’elle dit.

Notre outrecuidance ne nous a-t-elle pas portés à le faire à notre image, alors que toute conception à son sujet nous est impossible. — Dans notre outrecuidance, nous voulons soumettre la divinité à notre examen ; de là, toutes ces rêveries, toutes ces erreurs répandues dans le monde, qui met dans sa balance et pèse des choses pour lesquelles les poids dont il dispose sont si insuffisants : « Il est étonnant de voir jusqu’où va l’arrogance du cœur humain après le plus petit succès (Pline). » Avec quelle rudesse et quel mépris les Stoïciens critiquent Épicure de ce qu’il avance que Dieu seul est l’Être véritablement bon et heureux, et que le Sage n’a de ces attributs que l’ombre et l’apparence ! Avec quelle témérité ils soumettent Dieu au destin ! Puisse, parmi ceux qui se disent chrétiens, ne pas s’en trouver qui fassent de même ! De leur côté, Thalès, Platon et Pythagore l’asservissent à la nécessité. — Cette prétention de vouloir nous rendre compte de ce que c’est que Dieu, a conduit un de nos grands docteurs à lui attribuer un corps ; ce qui est cause qu’il nous arrive de faire, tous les jours, remonter à lui les événements importants d’un ordre particulier. Quand ils sont pour nous d’une certaine gravité, il semble qu’il doit en être de même pour lui, et qu’il doit y regarder davantage et avec plus d’attention que lorsqu’ils nous touchent moins ou ne sont