Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/287

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que de peu de conséquence : « Les dieux s’occupent des grandes choses et négligent les petites (Cicéron) ». Poursuivez et vous verrez où vous conduit ce raisonnement : « Les rois eux-mêmes ne descendent pas dans les détails infimes du gouvernement (Cicéron) », comme si, à ce roi, il en coûtait davantage de remuer un empire que la feuille d’un arbre ; comme si sa providence s’exerçait d’une façon autre, qu’elle règle la conduite d’une bataille ou le saut d’une puce. Son mode de gouvernement se prête à tout, s’exerce sur tout de la même manière, avec la même force, le même ordre ; notre intérêt n’y est pour rien, nos mouvements, nos dispositions n’y font rien : « Dieu, si parfait ouvrier dans les grandes choses, ne l’est pas moins dans les petites (S. Augustin). — Notre arrogance nous ramène toujours à cette assimilation qui est un blasphème. Parce que nos occupations nous sont une charge, Straton en affranchit les dieux d’une façon absolue, tout comme il en est ici-bas de leurs prêtres. Suivant lui, c’est la nature qui produit tout et en assure la conservation ; les divers éléments dont le monde est composé, se maintiennent en vertu de leur propre mouvement, et l’homme n’a plus à craindre de jugement divin « parce qu’un être heureux et éternel n’a point de peine et n’en fait à personne (Cicéron) ». Du fait qu’il est dans l’ordre de la nature qu’entre toutes choses subsiste un rapport constant, le nombre infini des mortels comporte un pareil nombre d’immortels, l’infinité des choses qui tuent et ruinent en présuppose autant qui conservent et sont de profit. Enfin, il estime que les âmes des dieux, sans avoir besoin de langue, d’yeux, d’oreilles, sentent chacune ce que l’une d’elles ressent et jugent nos pensées ainsi qu’il arrive aux âmes des humains qui, lorsqu’elles sont libres et émancipées de toute solidarité avec le corps soit par le sommeil, soit parce qu’elles sont tombées en extase, devinent, pronostiquent et voient des choses qui leur demeurent cachées tant qu’elles sont liées aux corps. — Devenus fous, dit saint Paul, en croyant être sages, nous avons transformé la gloire de Dieu qui est incorruptible, en l’image de l’homme qui n’est que corruption.

Incapables de créer quoi que ce soit, nous sommes arrivés à faire des dieux à la douzaine. — Voyez quelle charlatanerie déployée dans ces déifications de l’antiquité : Après les pompes d’un grand et superbe service funèbre, au moment où le feu, gagnant le haut de la pyramide, atteignait le lit sur lequel était placé le trépassé, on laissait échapper un aigle qui s’élevait dans les airs, symbolisant l’âme du défunt montant en paradis. Nous avons, représentant cette scène, mille médailles, notamment une de cette honnête femme qu’était Faustine, où l’aigle est figuré emportant vers le ciel ces âmes déifiées campées à califourchon sur ses ailes. C’est pitié de voir comme nous nous évertuons à nous tromper nous-mêmes par nos singeries et nos inventions : « Ils redoutent ce qu’eux-mêmes ont inventé (Lucain) », comme les enfants qui s’effraient de la figure de leur camarade qu’eux-mêmes ont barbouillé et noirci : « Quoi de plus malheureux que l’homme esclave