Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/291

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un autre, qui se trouve offensé par autrui, font à un égal degré preuve d’imperfection ; c’est donc folie de redouter Dieu. — Dieu est bon par nature, l’homme ne l’est qu’en s’y appliquant, ce qui constitue en lui une supériorité. — La sagesse divine et la sagesse humaine ne se distinguent que parce que la première est éternelle ; or une durée plus ou moins grande n’ajoute rien à la sagesse, nous allons donc de pair sur ce point. — Nous possédons la vie, la raison, la liberté ; nous apprécions la bonté, la charité, la justice, ces qualités appartiennent donc à Dieu. » — En somme, c’est l’homme qui admet ou rejette l’existence de Dieu, qui imagine les conditions de cette existence qu’il modèle sur lui-même ; quel patron et quel modèle ! Étire les qualités humaines, donne-leur de l’élévation et de la grandeur autant qu’il te plaira, enfle-toi, pauvre homme, enfle-toi encore, encore et encore, « enfle-toi à en crever, tu n’en approcheras toujours pas (Horace) ». « Les hommes croyant penser à Dieu, dont ils ne peuvent avoir une idée, pensent à eux-mêmes ; c’est à eux, et non pas à lui, qu’ils le comparent (S. Augustin). »

Dans ce qui relève de la nature, les effets ne dépendent qu’à moitié des causes ; dans le cas présent, la divinité ne relève pas d’elle, elle est trop haut placée, trop loin de nous, trop supérieure à tout ce que nous pouvons imaginer, pour que nos conclusions l’atteignent et aient action sur elle ; ce n’est pas par nous-mêmes que nous arriverons à démêler une telle question, la route qu’il nous est donné de suivre est trop en contre-bas ; du sommet du mont Cenis au ciel il y a pour nous aussi loin que si nous étions au fond de la mer ; si vous voulez en juger, consultez votre astrolabe.

On allait jusqu’à admettre couramment que les dieux pouvaient entrer en rapport intime avec la femme. — On va même jusqu’à faire entrer Dieu en rapports charnels avec la femme ; cela s’est présenté fréquemment et dans tous les temps : Pauline, femme de Saturninus, dame romaine de haute réputation, croyant coucher avec le dieu Sérapis, se trouva, par la connivence des prêtres du temple, tomber dans les bras d’un de ses admirateurs épris d’amour pour elle. — Varron, le plus spirituel et le plus savant des auteurs latins, écrit dans ses ouvrages de théologie que le desservant du temple d’Hercule, jetant les dés, d’une main pour lui, de l’autre pour son dieu, joua contre celui-ci un souper et une fille galante. S’il gagnait, les offrandes des fidèles devaient en faire les frais ; sinon, c’était à ses dépens : il perdit et paya le souper et la fille. Cette dernière, qui s’appelait Laurentine, vit pendant la nuit le dieu dans ses bras, et celui-ci lui dit que le premier qu’elle rencontrerait le lendemain, l’indemniserait dans la mesure de ce qu’elle était en droit d’attendre, le ciel s’intéressant à elle. Celui qu’elle rencontra fut un jeune homme de grande fortune du nom de Teruncius qui la mena chez lui et, dans la suite, la fit son héritière. À son tour, pensant faire une chose agréable à son dieu, elle légua ses biens au peuple romain, ce qui fit qu’on lui concéda les honneurs divins. — Platon descendait des dieux par une dou-