Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/389

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tant tout à l’examen de leur raison, n’admettant de confiance rien de ce qui leur est imposé, aient souvent à cet égard des jugements très différents de ceux de tout le monde. Ils se modèlent sur ce qui était au début, quand la nature n’avait pas encore été altérée ; il n’est donc pas étonnant que dans la plupart de leurs opinions, ils dévient de la voie commune. Peu d’entre eux, par exemple, auraient approuvé les conditions restrictives de nos mariages ; la plupart voulaient que les femmes fussent en commun, sans qu’il en résultât d’obligations pour personne, et ils se refusaient à l’observation de ce que nous imposent les convenances. Chrysippe disait que, même sans culotte, un philosophe ferait en public une douzaine de culbutes pour une douzaine d’olives. Il eût à peine cherché à détourner Clisthène de donner la belle Agariste, sa fille, à Hippoclide, auquel il avait vu faire l’arbre fourchu sur une table. — Métroclès avait un peu indiscrètement lâché un pet, alors qu’entouré de ses disciples il dissertait avec eux, et, pris de honte, se tenait renfermé dans sa maison. Cratès vint le voir et joignant l’exemple à ses consolations et à ses raisonnements, se mettant à péter à qui mieux mieux avec lui, il le débarrassa de ses scrupules, et de plus l’amena à se rallier à la secte des Stoïciens à laquelle lui-même appartenait, secte plus franche que celle des Péripatéticiens qui était plus raffinée et que jusque-là Métroclès avait suivie. — Nous appelons honnêteté, n’oser faire à découvert ce que nous estimons honnête de faire à couvert ; ces philosophes, aux idées primitives, l’appelaient sottise ; et ils estimaient vicieux de s’ingénier à taire et à désavouer ce que la nature, les coutumes, nos désirs publient et proclament de nos actions. S’il leur semblait que c’était folie de célébrer les mystères de Vénus en dehors du sanctuaire réservé de son temple et de les exposer à la vue de tous, c’est que se livrer à ces jeux sans être abrité derrière des rideaux leur fait perdre leur saveur, parce que la honte est un poids lourd à porter ; et que les voiler, y apporter de la réserve et de la modération, sont autant de conditions qui ajoutent à leur prix. Ils tenaient que la volupté plaidait pour elle-même en se plaignant, sous le masque de la vertu, d’être prostituée dans les carrefours, foulée aux pieds, dépréciée aux yeux de tous, par suite de cette absence de dignité et de commodité que lui assurent les locaux spéciaux qui lui sont d’ordinaire affectés ; ce qui fait même dire à quelques-uns que supprimer les lieux de prostitution attitrés, c’est non seulement faire que les actes de débauche, auxquels ces lieux sont réservés, se commettront alors partout, c’est encore pousser à ce vice les vagabonds et les gens oisifs par les entraves qu’on y apporte : « Jadis mari d’Aufidie, te voilà, Corvinus, devenu son amant aujourd’hui qu’elle est la femme de celui qui autrefois était ton rival. Elle te déplaisait quand elle était à toi, pourquoi te plaît-elle depuis qu’elle est à un autre ? Es-tu donc impuissant dès que tu n’as plus rien à craindre (Martial) ? » Mille exemples témoignent qu’il en est ainsi, que les difficultés aiguillonnent nos désirs : « Il n’est per-