Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/411

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revanche ; elle et eux mentent et se trompent à qui mieux mieux. Ce que nous voyons et entendons, quand nous sommes sous l’effet de la colère, ne nous apparait pas tel que c’est : « On voit alors deux soleils et deux Thèbes (Virgile) » ; ce qui est l’objet de notre affection nous semble plus beau qu’en réalité, « souvent nous voyons la difformité et la laideur faire des caprices et recevoir des hommages (Lucrèce) » ; de même, celui pour lequel nous éprouvons de l’éloignement nous parait plus laid qu’il n’est ; la clarté du jour paraît terne et obscurcie à un homme ennuyé et dans l’affliction. Nos sens ne sont pas seulement altérés, souvent ils sont entièrement oblitérés par les passions de l’âme. Combien de choses voyons-nous que nous n’apercevons pas quand notre esprit est occupé ailleurs : « Les choses, même les plus exposées à la vue, si nous n’y appliquons notre esprit, sont pour lui comme si elles se perdaient dans la nuit des temps (Lucrèce) » ; il semble que l’âme se replie au dedans de nous et qu’elle se joue de ce que peuvent les sens. C’est ainsi que les facultés internes et externes de l’homme sont des sources continues de faiblesse et de mensonge.

C’est avec raison que la vie de l’homme a été comparée à un songe ; que nous dormions ou que nous soyons éveillés, notre état d’âme varie peu. — Ceux qui ont comparé notre vie à un songe, ont fait plus judicieusement peut-être qu’ils ne pensaient. Dans nos songes, notre âme vit, agit, met en œuvre toutes ses facultés, ni plus ni moins que quand elle veille ; admettons que ce soit plus mollement et d’une façon moins saisissable, la différence n’est certes pas aussi grande que celle de la nuit à un jour ensoleillé, tout au plus serait-ce comme de la nuit au crépuscule ; si elle dort pendant notre sommeil, elle sommeille plus ou moins quand nous sommes éveillés ; dans l’un et l’autre cas nous sommes dans les ténèbres, ténèbres profondes comme celles qui règnent dans les régions Cimmériennes. Nous veillons quand nous sommes endormis, nous dormons quand nous sommes éveillés. Pendant le sommeil, nous n’y voyons pas très clair ; mais, quand nous sommes éveillés, la clarté n’est jamais parfaite et sans nuage ; le sommeil, quand il est profond, endort parfois nos songes ; éveillés, nous ne le sommes jamais assez pour être délivrés et complètement dégagés de toutes nos rêveries qui sont les songes des gens éveillés et pires que de vrais songes. Notre raison et notre âme recevant les idées et les sentiments qui naissent en nous pendant que nous dormons, et se prêtant à ce que nous entrevoyons dans nos songes, comme elles le font pour ce que nous concevons de jour, pourquoi mettre en doute que, lorsque nous pensons et agissons, nous ne faisons autre chose que songer, et qu’être éveillé n’est qu’une forme particulière du sommeil ?

En général, les sens des animaux sont plus parfaits que ceux de l’homme ; des différences sensibles peuvent aisément se constater. — Si les sens sont les juges auxquels nous devons nous en rapporter en premier lieu, ce ne sont pas seulement