Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/412

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cette faculté, les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain qu’aucuns ont l’ouye plus aigue l’homme, d’autres la veue, d’autres le sentiment, d’autres l’attouchement ou le goust. Democritus disoit que les Dieux et les bestes auoyent les facultez sensitiues beaucoup plus parfaictes que l’homme. Or entre les effects de leurs sens, et les nostres, la difference est extreme. Nostre saliue nettoye et asseche noz playes, elle tue le serpent.

Tantáque in his rebus distantia differităsque est,
Vt quod aliis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Sæpe etenim serpens, hominis contacta saliua,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.

Quelle qualité donncrons nous à la saliue, ou selon nous, ou selon le serpent ? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable essence que nous cherchons ? Pline dit qu’il y a aux Indes certains lieures marins, qui nous sont poison, et nous à eux : de maniere que du seul attouchement nous les tuons. Qui sera veritablement poison, ou l’homme, ou le poisson ? à qui en croirons nous, ou au poisson de l’homme, ou à l’homme du poisson ? Quelque qualité d’air infecte l’homme qui ne nuit point au bœuf ; quelque autre le bœuf, qui ne nuit point à l’homme ; laquelle des deux sera en verité et en nature pestilente qualité ? Ceux qui ont la iaunisse, ils voyent toutes choses iaunastres et plus pasles que nous :

Lurida præterea fiunt quæcunque tuentur
Arquati.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma, qui est vne suffusion de sang soubs la peau, voient toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs, qui changent ainsi les operations de nostre veuč, que sçauons nous si elles predominent aux bestes, et leur sont ordinaires ? Car nous en voyons les vnes, qui ont les yeux iaunes, comine noz malades de iaunisse, d’autres qui les ont sanglans de rougeur : à celles là, il est vray-semblable, que la couleur des obiects paroist autre qu’à nous quel iugement des deux sera le vray ? Car il n’est pas dict. que l’essence des choses, se rapporte à l’homme seul. La dureté, la blancheur, la profondeur, et l’aigreur, touchent le seruice et science des animaux, comme la nostre : Nature leur en a donné I’vsage comme à nous. Quand nous pressons l’œil, les corps que nous regardons, nous les apperceuons plus longs et estendus : plusieurs bestes ont l’œil ainsi pressé : cette longueur est donc à l’aduanture la veritable forme de ce corps, non pas celle que noz yeux luy donnent en leur assiette ordinaire. Si nous serrons l’œil par dessoubs, les choses nous semblent doubles :

Bina lucernarum florentia lumina flammis,