Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/429

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n’est qu’une unité ; de là ces paroles de César, plus gonflées par la vanité que n’était grosse la mer qui le menaçait, adressées au patron de la barque qui le portait : « À défaut du ciel qui te refuse de te conduire aux rivages de l’Italie, vogues-y sous mes auspices ; si tu as peur, c’est que tu ignores qui tu portes ; fort de mon appui, affronte sans crainte la tempête (Lucain). » Celles-ci dérivent de cette même idée : « César juge enfin le péril à hauteur de son courage : Quoi, dit-il, les dieux ont besoin d’un si grand effort pour me perdre ? ils assaillent de toute la fureur de la mer le frêle esquif sur lequel je suis assis (Lucain) ! » De même cette folie d’un peuple voulant que durant une année entière le soleil porte le deuil de sa mort : « Lui aussi, à sa mort, prit part au malheur de Rome et se couvrit d’un voile de deuil (Virgile) » ; et mille autres semblables dont le monde se laisse si aisément leurrer, croyant que nos intérêts peuvent faire que le ciel en soit troublé et que lui, qui est infini, se préoccupe de nos moindres actions : « L’alliance entre le ciel et nous n’est pas telle, qu’à notre mort les astres doivent s’éteindre (Pline). »

Pour bien juger du courage de qui s’est donné la mort, il faut examiner les circonstances dans lesquelles il se trouvait. — Ce n’est point être dans le vrai que de juger de la résolution et de la fermeté de quelqu’un, quand il n’a pas la certitude d’être en danger de mort, alors même qu’il s’y trouve, il n’y a pas à lui tenir compte de son attitude, si elle n’était en prévision même de l’événement. La plupart règlent leur contenance et leurs propos pour se faire une réputation dont ils ont encore l’espérance de jouir de leur vivant. Combien en ai-je vu mourir, dont l’attitude n’a pu être préparée et a été uniquement l’effet du hasard ; parmi ceux mêmes qui, dans l’antiquité, se sont donné la mort, il y a encore à distinguer si elle a été soudaine, ou si elle est venue pour ainsi dire à pas comptés. — Ce cruel empereur romain qui disait, en parlant de ses victimes, qu’il voulait leur faire sentir la mort ; et, de l’une d’elles qui s’était détruite dans sa prison « Celui-là m’a échappé, » voulait prolonger leur mort en la leur faisant sentir par les tourments qu’il leur faisait endurer : « Nous l’avons vu vivant dans un corps tout meurtri, dont on prolongeait l’agonie par un raffinement de cruauté (Lucain). » — En vérité, ce n’est pas une si grosse affaire que de se résoudre à se donner la mort, quand on se porte bien et qu’on n’a rien à redouter ; il est bien aisé de faire le fanfaron avant le moment fatal, tellement qu’Héliogabale, l’homme le plus efféminé qui ait jamais été, avait, au cours de ses plus molles voluptés, projeté de se donner la mort, si l’occasion l’y obligeait, dans des conditions particulièrement fastueuses pour que cette mort ne démentit pas le reste de sa vie, il avait fait construire dans ce but, pour se précipiter du sommet, une tour somptueuse, dont le bas et le devant étaient plaqués de planches incrustées d’or et de pierreries ; il avait aussi fait confectionner des lacets tissés d’or et de soie cramoisie