Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/518

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à condamner mon insuffisance. De vray c’est aussi vn subiect, auquel i’exerce mon iugement autant qu’à nul autre. Le monde regarde tousiours vis à vis : moy, ie replie ma veuë au dedans, ie la plante, ie l’amuse là. Chacun regarde deuant soy, moy ie regarde dedans moy. Ie n’ay affaire qu’à moy, ie me considere sans cesse, ie me contrerolle, ie me gouste. Les autres vont tousiours ailleurs, s’ils y pensent bien : ils vont tousiours auant,

Nemo in sese tentat descendere :

moy, ie me roulle en moy-mesme. Cette capacité de trier le vray, quelle qu’elle soit en moy, et cett’humeur libre de n’assubiectir aysément ma creance, ie la dois principalement à moy : car les plus fermes imaginations que i’aye, et generalles, sont celles qui par maniere de dire, nasquirent auec moy : elles sont naturelles, et toutes miennes. Ie les produisis crues et simples, d’vne production hardie et forte, mais vn peu trouble et imparfaicte depuis ie les ay establies et fortifiées par l’authorité d’autruy, et par les sains exemples des anciens, ausquels ie me suis rencontré conforme en iugement. Ceux-là m’en ont asseuré de la prinse, et m’en ont donné la iouyssance et possession plus claire. La recommandation que chacun cherche, de viuacité et promptitude d’esprit, ie la pretends du reglement, d’vne action esclatante et signalée, ou de quelque particuliere suffisance : ie la pretends de l’ordre, correspondance, et tranquillité d’opinions et de meurs. Omnino si quidquam est decorum, nihil est profectò magis quam æquabilitas vniuersæ vitæ, tum singularum actionum : quam conseruare non possis, si, aliorum naturam imitans, omittas tuam.Voyla donq iusques où ie me sens coulpable de cette premiere partie, que ie disois estre au vice de la presomption. Pour la seconde, qui consiste à n’estimer point assez autruy, ie ne sçay si ie m’en puis si bien excuser : car quoy qu’il me couste, ie delibere de dire ce qui en est. A l’aduenture que le commerce continuel que i’ay auec les humeurs anciennes, et l’idée de ces riches ames du temps passé, me dégouste, et d’autruy, et de moy-mesme : ou bien qu’à la verité nous viuons en vn siecle qui ne produict les choses que bien mediocres. Tant y a que ie ne connoy rien digne de grande admiration. Aussi’ne connoy-ie guere d’hommes, auec telle priuauté, qu’il faut pour en pouuoir iuger : et ceux ausquels ma condition me mesle plus ordinairement, sont pour la pluspart, gens qui ont peu de soing de la culture de l’ame, et ausquels on ne propose pour toute beati-