Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/543

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

taurer le paganisme ; mais son armée était entièrement composée de chrétiens, et il n’osa dévoiler ses projets que lorsque enfin il se vit assez fort pour oser rendre publique sa volonté ; il fit alors rouvrir les temples des dieux et essaya par tous les moyens de remettre sur pied l’idolâtrie. Pour y parvenir, trouvant à Constantinople le peuple désuni, du fait même des divisions des prélats de l’Église chrétienne, il manda ceux-ci près de lui, à son palais, et les invita instamment à assoupir ces dissensions intestines, de telle sorte que chacun put, sans obstacle et sans crainte, pratiquer[1] sa religion comme il l’entendrait. Il s’y employa avec grand soin, dans l’espérance que cette liberté augmenterait le nombre des factions et des cabales religieuses et par là empêcherait le peuple de s’unir et de tourner contre lui la force que lui auraient donnée la concorde et une entente unanime. Il avait éprouvé, par les cruautés commises par quelques chrétiens « qu’il n’y a pas de bête féroce au monde qui soit tant à redouter pour l’homme que l’homme lui-même » ; ce sont là à peu près ses propres expressions.

Nos rois, probablement par impuissance, suivent ce même système à l’égard des catholiques et des protestants. — Cette tactique de l’empereur Julien est à remarquer en ce que, pour attiser les troubles occasionnés par la discorde qui régnait dans les esprits, il mit en œuvre ce même moyen de liberté de conscience dont usent nos rois pour les apaiser. Ce qui conduit à dire que, si, d’une part, donner toute liberté d’opinions aux partis, c’est développer et semer la division, prêter la main pour ainsi dire à l’accroître en faisant tomber toute barrière, toute restriction du fait des lois qui la contiennent et l’arrêtent dans sa course ; d’un autre côté, lâcher la bride et permettre à tous les partis de manifester leurs opinions, c’est aussi les affaiblir par la facilité et la latitude qu’on leur donne, c’est émousser l’aiguillon qui les pousse et qu’affinent la rareté, la nouveauté et la difficulté. Pour l’honneur de nos rois, je préfère croire que n’ayant pu ce qu’ils auraient voulu, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouvaient.

CHAPITRE XX.

Nous ne goûtons rien qui ne soit sans mélange.

Les hommes ne sauraient goûter de bonheur sans mélange, toujours quelque amertume se joint à la volupté. — La faiblesse de notre condition fait que les choses ne peuvent, dans leur simplicité et pureté naturelle, être employées telles ; tout ce dont nous avons la jouissance, est altéré : tels les métaux, et jusqu’à l’or qu’il faut mélanger avec d’autres de moindre valeur

  1. *