Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/565

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voir, chaque jour, sous les yeux, cent, deux cents et jusqu’à mille couples d’hommes armés les uns contre les autres, se taillant en pièces avec un courage si résolu, qu’on ne les vit jamais laisser échapper un mot témoignant de la faiblesse ou implorant de la pitié, tourner le dos, ou faire seulement un mouvement pouvant les faire soupçonner de lâcheté pour esquiver le coup porté par l’adversaire ; ils tendaient la gorge à son épée et s’offraient à ses coups. Il est arrivé à plusieurs d’entre eux, blessés à mort, percés de coups, de faire demander au peuple, avant de s’étendre sur place pour expirer, s’il était satisfait de la manière dont ils avaient accompli leur devoir. Il ne fallait pas seulement qu’ils combattissent et que le combat se terminât fatalement par leur mort, il fallait encore qu’ils le fissent avec courage ; si bien qu’on les huait et les accablait de malédictions, si on les voyait répugner à recevoir le coup fatal ; les jeunes filles elles-mêmes les y incitaient : « La vierge modeste se lève à chaque coup ; toutes les fois que le vainqueur égorge son adversaire, elle est charmée et ravie, et si le vaincu demande grâce, elle renverse le pouce et ordonne qu’il meure (Prudence). » Les premiers Romains employaient des criminels à ces jeux sanglants qui étaient un moyen d’éducation ; après, on y a employé des esclaves auxquels on n’avait rien à reprocher, et même des hommes libres qui se vendaient dans ce but ; on y vit même des sénateurs, des chevaliers romains, et jusqu’à des femmes : « Maintenant ils vendent leur sang et, pour un prix convenu, vont mourir dans l’arène ; en pleine paix, chacun d’eux s’est d’abord fait un ennemi, pour venir ensuite le combattre devant le peuple (Manilius) » ; « Mêlé aux frémissements de ces nouveaux jeux, un sexe inhabile au dur maniement du fer, descend effrontement dans l’arène aux applaudissements de la foule et combat à l’instar des gladiateurs (Stace) » ; ce qui me paraitrait bien étrange et incroyable, si nous n’étions accoutumés à voir, tous les jours, dans nos guerres, tant de myriades d’étrangers engageant, pour de l’argent, leur sang et leur vie au service de querelles dans lesquelles ils n’ont aucun intérêt.

CHAPITRE XXIV.

De la grandeur romaine.

Montaigne ne trouve rien de comparable à cette grandeur des Romains ; n’étant encore que simple citoyen, César donne, vend et propose des trônes. — Je ne veux dire qu’un mot de ce sujet inépuisable, pour montrer la simplicité de ceux qui mettent sur le même pied la grandeur romaine et les chétives grandeurs de notre époque.