Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/581

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nous faire accompagner, dans nos combats singuliers de deux, de trois et même de quatre tenants ; jadis ces rencontres étaient des duels, à cette heure ce sont de vraies batailles. Les premiers qui imaginèrent cette mode, étaient des gens qui redoutaient d’être abandonnés à eux-mêmes : « Chacun était en défiance de soi » ; et, en effet, il est dans la nature qu’en face du danger, se trouver en compagnie réconforte et encourage. Jadis on avait recours à des personnes tierces, uniquement pour faire qu’il ne se produisit ni désordre, ni acte de déloyauté dans le combat et pouvoir en témoigner ; mais, depuis qu’est venue cette habitude que les témoins[1] y prennent également part, quiconque y est convié, ne peut honorablement se borner à demeurer spectateur, de peur qu’on attribue son abstention à un manque d’affection ou de cœur. Outre ce qu’il y a d’inique et de deshonnête dans le fait d’appeler à votre aide, pour la protection de votre honneur, la valeur et la force d’un autre, je trouve préjudiciable à un homme de bien, qui a pleinement confiance en lui-même, d’aller associer sa fortune à celle d’un second : chacun court assez de risques pour lui-même, sans en courir encore pour autrui ; a assez à faire fond sur son propre courage pour défendre sa vie, sans s’en remettre à des mains tierces pour la défense d’une chose si chère. Car, si le contraire n’a été expressément convenu, c’est partie liée entre les quatre combattants ; si votre second est jeté à bas, vous avez les deux autres sur les bras, et à cela il n’y a rien à redire ; prétendre que c’est un abus, c’est évident, tout comme de combattre, quand on est soi-même bien armé, un adversaire qui n’a plus qu’un tronçon d’épée, ou, quand vous êtes valide, un homme déjà grièvement blessé ; mais puisque vous devez ces avantages aux chances du combat engagé, vous pouvez en user sans scrupule. Ce n’est que lorsque va commencer l’action, que la dissemblance et l’inégalité des conditions dans lesquelles chacun se trouve, sont à peser et à considérer ; pour ce qui survient ensuite, prenez-vous-en à la fortune ; si vous êtes trois contre trois, que vos deux compagnons soient tués et que vos trois adversaires se réunissent contre vous, vous n’avez pas plus raison de protester que lorsque à la guerre, je profite pareillement, pour donner un coup d’épée à un ennemi, de ce qu’il est aux prises avec quelqu’un des nôtres. Quand deux troupes sont opposées l’une à l’autre, comme lorsque le duc d’Orléans porta défi au roi d’Angleterre Henri, lui offrant de se mesurer cent contre cent ; ou comme firent les Argiens contre les Lacédémoniens qui combattirent trois cents contre un même nombre ; ou comme les Horaces contre les Curiaces, en venant aux mains trois contre trois, la règle est que l’ensemble de chaque groupe n’est considéré que comme un homme seul, et, partout où on agit de compagnie, les chances sont confuses et le hasard y a une large part.

Devoirs des tenants en pareille circonstance. — J’ai un intérêt de famille dans la question : mon frère, le sieur de Matecoulom, a été convié, à Rome, à servir de second à un gentilhomme

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