Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/589

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

gendres qui avaient laissé chacun une veuve, Théoxéna et Archo, avec chacune un tout jeune enfant. Théoxéna, quoique fort recherchée, ne se décida pas à se remarier. Archo épousa Poris, le premier d’entre les Eniens, dont elle eut nombre d’enfants, qui tous étaient en bas âge, quand elle-même vint à mourir. Théoxéna, poussée par les sentiments tout maternels qu’elle portait à ses neveux, épousa Poris, afin d’être à même de les diriger et de les protéger. Alors parut l’édit du roi qui réclamait que les enfants de ceux qu’il avait condamnés, lui fussent remis. Théoxéna, en mère courageuse, se défiant de la cruauté de Philippe et des violences de ses satellites à l’égard de ces jeunes et beaux enfants, osa déclarer qu’elle les tuerait de ses propres mains, plutôt que de les lui remettre. Poris, effrayé de cette protestation, lui promit de les enlever et de les transporter à Athènes, pour les confier à la garde de quelques hôtes qu’il y avait et de la fidélité desquels il était certain. Prenant occasion de la fête annuelle qui se célébrait à Enie, en l’honneur d’Enée, ils s’y rendent ; dans la journée, ils assistent aux cérémonies, prennent part au banquet public, et, à la nuit, se glissent sur un vaisseau tenu prêt à cet effet, pour fuir par mer. Le vent leur fut contraire ; et, se trouvant le lendemain en vue de la terre d’où ils étaient partis, les gardes du port leur donnèrent la chasse. Sur le point d’être rejoints, tandis que Poris s’efforce de stimuler les matelots pour hâter leur fuite, Théoxéna, surexcitée par son amour et son désir de vengeance, revenant à son premier projet, prépare des armes et du poison, et les leur présentant : « Allons, mes enfants, leur dit-elle, la mort est maintenant le seul moyen de défendre votre liberté ; les dieux, dans leur sainte justice, nous jugeront ; ces épées nues, ces coupes[1] pleines la mettent à notre disposition ; ayez du courage ! Toi, mon fils, qui es le plus grand, prends ce fer pour mourir de la mort la plus noble. » Pressés d’un côté par cette intrépide conseillère, de l’autre par leurs ennemis près de s’emparer d’eux, ils se précipitent tète baissée sur ce qui est le plus à leur portée et, à moitié morts, sont jetés à la mer. Théoxéna, fière d’avoir si glorieusement pourvu à la sûreté de tous ses enfants, embrasse chaleureusement son mari et lui dit : « Suivons ces garçons, mon ami, et jouissons, nous aussi, de la même sépulture qu’eux » ; et, se tenant étroitement embrassés, ils se précipitent dans les flots et le vaisseau est ramené au port, vide de ses maîtres.

Les tyrans s’ingénient à prolonger les tourments de leurs victimes ; souvent leurs intentions à cet égard sont déçues. — Les tyrans se sont ingéniés à trouver le moyen de prolonger la durée de la mort qu’ils infligeaient, dans le double but de faire périr les gens et de leur faire ressentir les effets de leur colère ; ils veulent que leurs ennemis ne passent pas tellement vite de vie à trépas, qu’ils n’aient, eux, le plaisir de savourer leur vengeance. Ils ont bien du mal à y arriver, parce que lorsque les tourments sont violents, ils sont courts ; s’ils sont de longue durée, ils

  1. *