Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/649

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même le premier. — Et notre bon Catulle qui l’avait si fort malmené sous le nom de Mamurra ! il vint s’en excuser, et, le jour même, César le faisait manger à sa table. — Avisé que quelquesuns avaient mal parlé de lui, il se borna à déclarer, dans une harangue publique, qu’il en était averti. — S’il ne portait pas de haine à ses ennemis, il les craignait moins encore ; quelques conciliabules avaient été tenus, quelques conjurations formées contre lui, ils furent découverts ; il se contenta de publier par un édit qu’elles lui étaient connues, sans autrement en poursuivre les auteurs. — Comme exemple des attentions qu’il avait pour ses amis : Caius Oppius voyageant avec lui et se trouvant indisposé, il lui céda le seul abri qu’il y avait, et lui-même coucha toute la nuit en plein air et sur la dure. — Quant à sa justice, on peut en juger par ce trait : bien qu’aucune plainte n’eut été portée, il fit mettre à mort un de ses esclaves qu’il aimait particulièrement, pour avoir couché avec la femme d’un chevalier romain. — Jamais homme n’apporta plus de modération dans la victoire, ni plus de résolution quand la fortune lui fut contraire.

Mais son ambition effrénée l’a amené à renverser la république la plus florissante de l’antiquité, ce dont rien ne saurait l’absoudre. — Mais toutes ces belles qualités furent gàtées et étouffées par cette ambition effrénée à laquelle il se laissa si fort emporter, qu’on peut aisément affirmer qu’elle régla et dirigea toutes ses actions. D’un homme libéral elle fit un voleur des deniers publics, pour avoir possibilité de subvenir à ses prodigalités et à ses largesses. Elle l’amena à prononcer ce propos affreux, si contraire à tout principe de moralité, que les hommes les plus méchants du monde, les plus perdus de vice, s’ils l’avaient servi à le faire arriver au faîte des grandeurs, il les eùt aimés et soutenus de tout son pouvoir, tout comme il faisait pour les meilleurs d’entre les gens de bien. Elle l’enivra d’une si grande vanité, qu’il osa se vanter devant ses concitoyens « d’avoir réduit cette grande République romaine à n’être qu’un nom, n’ayant plus ni forme, ni corps » ; alla jusqu’à dire que « désormais les réponses qu’il ferait serviraient de lois » ; osa demeurer assis pour recevoir le Sénat qui venait à lui en corps ; souffrit qu’on l’adorât et que, lui présent, on lui rendit les honneurs divins. En somme, ce seul vice, selon moi, pervertit en lui le plus beau, le plus riche naturel qui fut jamais, et a fait que sa mémoire est odieuse à tous les gens de bien, parce qu’il a cherché sa gloire dans l’asservissement de son pays et le renversement du plus puissant et plus florissant gouvernement que le monde verra jamais. — On peut, bien au contraire de ce qui s’est passé chez César, trouver quelques exemples de grands personnages auxquels la volupté a fait oublier la conduite des affaires, comme cela est arrivé à Marc Antoine et autres ; mais là où l’amour et l’ambition, existant au même degré, viendront se heurter l’un à l’autre avec une violence égale, je n’ai pas de doute que l’ambition ne l’emporte.