Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/651

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Exemple extraordinaire d’un jeune Toscan, Spurina, qui, d’une beauté remarquable, se défigure pour se soustraire aux passions qu’il inspirait. — Pour rentrer dans mon sujet, je dis que c’est beaucoup que, par la force de la raison, nous puissions réfréner nos appétits et, en leur faisant violence, contraindre nos organes à se maintenir dans le devoir. Mais nous fouetter dans l’intérêt de nos voisins, non seulement nous défaire de cette douce passion qui nous chatouille si agréablement, renoncer au plaisir que nous ressentons à voir que nous sommes agréables à autrui, à être aimé et recherché par chacun, et, plus encore, prendre en haine les grâces qui nous valent ces satisfactions, en éprouver de la répugnance et condamner notre beauté parce qu’elle est cause de surexcitation chez d’autres, je n’en ai guère vu d’exemples. En voici un cependant : — Spurina, jeune Toscan, « qui ressemblait à un diamant enchassé dans l’or et ornant un collier ou une couronne, ou à de l’ivoire serti de buis ou de térébinthe pour que la blancheur en ressorte davantage (Virgile) », était doué d’une beauté si rare et si grande, que les yeux les plus chastes ne pouvaient en soutenir l’éclat, sans en être violemment troublés. Non content de ne pas condescendre à calmer cette fièvre, ce feu qu’il attisait partout sur son passage, il entra en fureur contre lui-même et contre ces riches présents reçus de la nature, comme s’il était en droit de s’en prendre à eux de la faute d’autrui, et, à force d’entailles qu’il se fit volontairement et de cicatrices, il troubla et détruisit la parfaite harmonie et la régularité des traits de son visage, dont la nature l’avait si remarquablement doté.

Une telle action ne se peut approuver ; il est plus noble de lutter que de se dérober aux devoirs que la société nous impose, à tous tant que nous sommes. — À vrai dire, j’admire de tels actes plus que je ne les approuve, de pareils excès ne s’accominodant pas avec mes principes. L’intention est bonne, et le fait celui d’une âme honnête ; mais, à mon avis, il n’est pas suffisamment réfléchi. La laideur en laquelle notre jeune homme est tombé, ne peut-elle pas en avoir induit d’autres en faute, qui l’auront pris en mépris et en haine ? n’a-t-on pu lui porter envie, en raison de la gloire que lui a value un acte aussi rare ; ou le calomnier, en attribuant sa résolution à une déception, suite de visées trop ambitieuses ? car il n’y a aucune forme que le vice, quand il lui plaît, ne revête lorsqu’il trouve occasion de se donner carrière d’une façon ou d’une autre. Il eût été plus judicieux, et aussi plus glorieux, qu’avec ces dons dont il était redevable à Dieu, il devint un modèle de vertu et de mœurs, qui fùt demeuré en exemple à la postérité.

Ceux qui se dérobent aux charges de la société, à ces obligations de tous genres, en nombre infini, souvent épineuses, qui pèsent sur un homme qui tient un rang honorable dans le monde, s’évitent, selon moi, bien des tracas, quels que soient les petits inconvénients particuliers qui en résultent ; c’est en quelque sorte mourir, que de fuir la peine de vivre comme on le doit. Ces gens peuvent avoir