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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/107

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charge aussi utile que peu honorable. — Outre ce que de semblables commissions ont de vil, elles déshonorent. La fille de Séjan ne pouvant, d’après la législation romaine, être mise à mort, parce qu’elle était encore vierge, fut, pour permettre l’application de la loi, violée par le bourreau, avant qu’il ne l’étranglât ; l’office que celui-ci remplissait dans l’intérêt public, réclama de lui, en cette circonstance, qu’il avilit et sa main et son âme.

Ceux qui consentent à être les bourreaux de leurs parents et de leurs compagnons méritent la réprobation publique. — Amurat I, pour aggraver le châtiment de ceux de ses sujets qui avaient appuyé la rébellion de son fils[1] contre lui et s’étaient faits complices de ce parricide, ordonna que leurs plus proches parents prêteraient la main à leur exécution. Je trouve très honorable le refus qu’opposèrent certains d’entre eux qui préférèrent être considérés à tort comme complices du forfait commis par un autre, plutôt que de se rendre eux-mêmes coupables d’un crime semblable en s’associant à l’œuvre de la justice. — Dans quelques bicoques qui ont été prises d’assaut dans les guerres de notre temps, j’ai vu des coquins qui, pour sauver leur vie, acceptaient de pendre leurs amis et alliés ; je les tiens de pire condition que les pendus. — On dit que Witolde, prince de Lithuanie, établit dans cette nation que tout criminel condamné à mort devrait se détruire lui-même, trouvant étrange qu’un tiers, innocent de la faute, fùt employé à commettre un homicide et en eût charge.

Les princes sont quelquefois dans la nécessité de manquer à leur parole ; on ne saurait les en absoudre que s’ils se sont trouvés dans l’impossibilité absolue d’assurer autrement les intérêts publics dont ils ont charge. — Le prince qu’une circonstance urgente et quelque accident violent et inopiné inhérent à sa position obligent à manquer à sa parole et à la foi qu’il a donnée, ou qui encore le jettent en dehors de ce qui est ordinairement son devoir, doit considérer cette nécessité dans laquelle il est placé, comme une épreuve que Dieu lui impose. Chez lui, ce n’est pas vice ; sa raison est contrainte de céder à une autre plus puissante que la sienne et qui s’étend sur tout ; mais c’est certainement un malheur. A quelqu’un qui me demandait quel remède pouvait y être apporté Il n’y en a pas, ai-je répondu, si véritablement ce prince est pressé entre ces deux partis extrêmes : « mais surtout qu’il se garde bien de chercher des prétextes à son parjure (Cicéron) » ; il a ainsi agi, parce qu’il s’y trouvait obligé ; mais s’il a satisfait sans regret à cette nécessité, s’il ne lui en a pas coûté de manquer à sa foi, c’est signe que sa conscience est véreuse. — S’il s’en trouvait un de conscience si scrupuleuse que nulle nécessité ne lui parût justifier un si grave remède, je ne l’en estimerais pas moins ; on ne saurait perdre ses états d’une façon plus excusable et plus honorable. Nous ne pouvons tout ; aussi faut-il souvent nous en remettre au ciel de

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