Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/144

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CHAPITRE III.

De trois commerces.


Il ne faut pas se cloüer si fort à ses humeurs et complexions. Nostre principalle suffisance, c’est, sçauoir s’appliquer à diuers vsages. C’est estre, mais ce n’est pas viure que se tenir attaché et obligé par necessité, à vn seul train. Les plus belles ames sont celles qui ont plus de varieté et de souplesse. Voyla vn honorable tesmoignage du vieil Caton : Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia fuit, vt natum ad id vnum diceres, quodcumque ageret. Si c’estoit à moy à me dresser à ma mode, il n’est aucune si bonne façon, où ie voulusse estre fiché, pour ne m’en sçauoir desprendre. La vie est vn mouuement inegal, irregulier, et multiforme. Ce n’est pas estre amy de soy, et moins encore maistre ; c’est en estre esclaue, de se suiure incessamment et estre si pris à ses inclinations, qu’on n’en puisse fouruoyer, qu’on ne les puisse tordre. Ie le dy à cette heure, pour ne me pouuoir facilement despestrer de l’importunité de mon ame, en ce qu’elle ne sçait communément s’amuser, sinon où elle s’empesche, ny s’employer, que bandee et entierc. Pour leger subiect qu’on luy donne, elle le grossit volontiers, et l’estire, iusques au poinct où elle ayt à s’y embesongner de toute sa force. Son oysiueté m’est à cette cause vne penible occupation, el qui offense ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere estrangere, pour se desgourdir et exercer le mien en a besoing, pour se rassoir plustost et seiourner, vitia otij negotio discutienda sunt. Car son plus laborieux et principal estude, c’est, s’estudier soy. Les liures sont, pour luy, du genre des occupations, qui le desbauchent de son estude. Aux premieres pensces qui luy viennent, il s’agite, et fait preuue de sa vigueur à tout sens : exerce son maniement tantost vers la force, tantost vers l’ordre et la grace, se range, modere, et fortifie. Il a dequoy esueiller ses facultez par luy mesme. Nature luy a donné comme à tous, assez de matiere sienne, pour son vtilité, et des subiects propres assez, où inuenter et iuger.Le mediter est vn puissant estude et plein, à