Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/145

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CHAPITRE III.

De la société des hommes, des femmes et de celle des livres.

La diversité des occupations est un des caractères principaux de l’âme humaine ; le commerce des livres est de ceux qui la distraient. — Il ne faut pas se mettre sous la dépendance exclusive de son humeur et de son tempérament ; notre principale supériorité réside dans les diverses applications que nous savons faire de nos facultés. Se tenir attaché, obligé par nécessité à une occupation unique, c’est être, mais ce n’est pas vivre ; les âmes les mieux douées sont celles qui ont en elles le plus de variété el de souplesse. Caton l’ancien en est un honorable témoignage : « Il avait l’esprit si flexible et si également propre à toutes choses que, quoi qu’il fit on eut dit qu’il était uniquement né pour cela (Tite Live). » — S’il m’appartenait de me dresser comme je le conçois, il n’est rien, quelque relief que cela puisse donner, que je ne voudrais posséder au point de ne pouvoir m’en détacher. La vie est un mouvement inégal, irrégulier, aux formes multiples. Ce n’est pas être son propre ami, et encore moins son maître, c’est être son esclave que de se suivre sans cesse et de se laisser tellenient aller à ses penchants qu’on ne puisse ni s’y soustraire, ni leur faire violence. Je le reconnais à cette heure, parce que je n’arrive pas aisément à échapper aux importunités de mon âme qui ne sait pas d’ordinaire se distraire sans se laisser accaparer : si elle s’occupe à quelque chose, elle s’y applique et s’y donne tout entière ; si peu important que soit le sujet sur lequel son attention est appelée, elle le grossit volontiers ou l’étire jusqu’à ce qu’il soit arrivé à valoir qu’elle s’y attache de toutes ses forces ; aussi, quand elle est inoccupée, son oisiveté me pèse et affecte même ma santé. La plupart des esprits ont besoin de se reporter sur des sujets étrangers pour se dégourdir et s’exercer ; le mien en a plutôt besoin pour se calmer et trouver le repos : « C’est le travail qui fait que nous échappons aux vices de l’oisiveté (Sénèque) », car sa principale et plus laborieuse étude est de s’étudier lui-même. Les livres sont du nombre des occupations qui le distraient de cette étude ; aux premières pensées qui lui viennent, il s’agite, les ressorts de sa vigueur jouent en tous sens ; c’est pour lui un exercice où il se montre tantôt violent, tantôt pondéré et plein de grâce ; et finalement, il se range, se modère et n’en devient que plus fort. Il a en lui de quoi tenir ses facultés en éveil ; la nature lui a donné, comme à tous autres, assez de fond pour ce qu’il a à en faire, et les sujets qui se prêtent à ses recherches et à ses appréciations ne lui font pas défaut.

Pour Montaigne, son occupation favorite était de médi-