Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/146

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qui sçait se taster et employer vigoureusement. l’ayme mieux forger mon ame, que la meubler. Il n’est point d’occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d’entretenir ses pensees, selon l’ame que c’est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus viuere est cogitare. Aussi l’a nature fauorisce de ce priuilege, qu’il n’y a rien, que nous puissions faire si long temps ny action à laquelle nous nous addonnions plus ordinairement et facilement. C’est la besongne des Dieux, dit Aristote, de laquelle naist et leur beatitude et la nostre.La lecture me sert specialement à esueiller par diuers obiects mon discours à embesongner mon iugement, non ma me— moyre. Peu d’entretiens doncq m’arrestent sans vigueur et sans effort. Il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et occupent, autant ou plus, que le pois et la profondeur. Et d’autant ie sommeille en toute autre communication, et que ie n’y preste que l’escorce de mon attention, il m’aduient souuent, en telle sorte de propos abatus et lasches, propos de contenance, de dire et respondre des songes et bestises, indignes d’vn enfant, et ridicules : ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encore et inciuilement. l’ay vne façon resueuse, qui me retire à moy et d’autre part vne lourde ignorance et puerile, de plusieurs choses communes. Par ces deux qualitez, i’ay gaigné, qu’on puisse faire au vray, cinq ou six contes de moy, aussi niais que d’autre quel qu’il soit.Or suyuant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat à la pratique des hommes : il me les faut trier sur le volet : et me rend incommode aux actions communes. Nous viuons, et negotions auec le peuple si sa conuersation nous importune, si nous desdaignons à nous appliquer aux ames basses et vulgaires et les basses et vulgaires sont souuent aussi reglees que les plus délices : el toute sapience est insipide qui ne s’accommode à l’insipience commune il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres affaires, ny de ceux d’autruy : et les publiques et les priuez se de-